« Les gardiens de la maison » – Shirley Ann Grau – Belfond/ Vintage, traduit par Colette-Marie Huet ( USA)

Les gardiens de la maison par Grau« Abigail

Les soirs de novembre sont calmes, silencieux, secs. Les arbres dénudés par le gel et l’herbe décolorée  luisent dans le demi-jour. Dans les champs dépouillés par l’hiver, les affleurements de granit ressortent, tout blancs. Les ossements de la terre, comme les appellent les vieilles gens.  Au fond de la faille la plus profonde – au sud-ouest, du côté où le soleil, compact et rouge, s’est couché un peu plus tôt – , la Providence reflète un rien de lumière grise. La rivière est basse à cette époque de l’année où les pluies sont rares. Elle réfléchit le ciel, faiblement, tel un vieux miroir. »

Ainsi commence ce beau roman, avec le personnage d’Abigail qui est celle qui clôt le livre. Ce premier chapitre en introduction se situe temporellement au même temps que la fin. Ainsi, en une boucle, l’auteure relate l’histoire d’une famille riche de Louisiane, sur 150 ans, prenant à rebours une grande part de la littérature de l’époque. Et puis c’est une femme qui écrit, qui parle et en fait parler d’autres. Et c’était rare aussi. La rencontre de Margaret avec William, au grand nettoyage de  la maison flottante:

« Quand l’eau baissait, il retrouvait la maison à sa place. Aidé des hommes de sa famille, il bâtissait de nouvelles fondations sur lesquelles il la hissait. Les femmes en lavaient l’intérieur à grande eau pour la débarrasser de la boue et des animaux crevés qui y étaient restés pris au piège. et ensuite tous s’installaient pour les dix mois suivants.

-J’ai entendu parler de lui, dit William. Tu es sa fille?

-Sa petite – fille.

Il sourit de la promptitude avec laquelle elle avait corrigé.

-Bien sûr que tu n’es pas assez vieille pour être autre chose que sa petite-fille.

-J’ai dix-huit ans, dit-elle.

William se contenta de sourire en hochant la tête.

Elle ajouta:

-Je m’appelle Margaret.

Ce fut ainsi que cela commença. Ce fut ainsi qu’il découvrit Margaret lavant du linge dans un ruisseau qui n’avait pas de nom. »

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Ce roman subtil dans son propos ( ne pas oublier qu’il a été écrit en 1965 ) est d’une construction parfaite, dans une langue extrêmement belle et soignée ( dire ici merci à la traductrice ) m’a enchantée, épatée, parce que je pense que les femmes qui s’exprimaient à cette époque aux USA étaient rares, en tous cas sur ces sujets brûlants et il est temps de les découvrir. Cette collection des éditions Belfond m’a souvent offert des textes superbes . Car si cette époque est riche en très brillantes plumes, les hommes y sont nombreux. Alors proposer le regard d’une femme, celle qui écrit et celle qui vit dans ce roman, la narratrice principale, c’est un vrai cadeau. Abigail, celle qui va nous emmener jusqu’au bout de cette histoire:

« La mémoire est une chose curieuse. Il y a des périodes de ma vie- des mois et même des années – dont je ne me rappelle absolument rien. Ce sont simplement des blancs que rien ne vient jamais remplir. 

Et j’ai essayé de les remplir. Parce que, je ne sais trop comment, je m’étais mis dans la tête que si j’arrivais à me souvenir, à retrouver tous les morceaux, je comprendrais enfin. Et j’ai eu beau faire, je n’ai rien trouvé. Les morceaux se sont perdus je ne saurais dire où… »

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Voici l’histoire donc d’une riche famille blanche de Louisiane. Voici l’histoire d’un homme, William Howland qui sera à l’origine des ennuis futurs de sa descendance, à l’insu de cette descendance, jusqu’à Abigail. William qui n’en finira pas de surprendre.

Je ne vais bien sûr pas en dire trop, mais je veux parler de la beauté de l’écriture, qui ne manque pas de vivacité ni d’ironie, et qui dépeint avec douceur la nature de cette région et ses habitants avec, pour ceux-ci, beaucoup de causticité.

Par exemple, un de mes passages préférés est celui où William, encore jeune, décide de se promener en bateau sur le bayou. Et porté par la tranquillité du fil de l’eau, il va se perdre dans sa promenade. Ces pages sont absolument magnifiques, tant elles rendent hommage à ces paysages où l’homme n’est pas forcément le bienvenu, mais aussi pour le portrait de William, comme mis à nu, hors du regard des autres, dans un laisser-aller que je trouve romantique, paisible, un homme remis à sa place dans les éléments, jamais il ne s’inquiète, jamais il n’a vraiment peur, il se contente de se laisser porter et de redevenir presque animal, ou végétal sur son petit bateau sur l’eau, il se contente de se fondre au décor sauvage. Mais c’est aussi, sans doute, parce qu’il sait que sa route va lui réapparaître. Bref, c’est un de mes passages préférés.

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William, puis Margaret et Abigail. Margaret a droit au chapitre entre les deux dans lesquels  Abigail nous parle. Car Margaret est comme le grain de sable dans les rouages de cette famille riche. Car Margaret est noire, mais pas seulement. Et je n’en dis pas plus. Quant à Abigail, elle se marie avec un ambitieux, elle fait des enfants, des filles puis enfin un garçon. Elle réintègre la maison et ferme de son grand-père William avec son époux dans une bourgade bien comme il faut. Le mari ambitieux vise le poste de gouverneur; souvent absent, Abigail languit. William son grand-père est avec elle à chaque instant dans son esprit, elle l’a aimé. Il lui a laissé Margaret, cette digne femme noire d’ébène et secrète qui fut à leur service, et dont les enfants un à un la quitteront. Femme étrange Margaret, intelligente et avec un côté féroce aussi. Abigail épouse donc John Tolliver, du comté de Somerset – extrait long, pour une fois, car nécessaire –  :

« De tous les comtés de l’État, aucun n’avait un passé aussi sombre et aussi sanglant que ce comté de Somerset, situé à l’extrême nord. C’était là-haut que pendant toute la première partie du XVIIIè siècle on trouvait ces plantations réservées à l’élevage des esclaves. On y élevait les Noirs pour les vendre comme du bétail. Cela rapportait de l’argent, amis rien d’autre. Même à cette époque on ne faisait pas grand cas des trafiquants ou éleveurs d’esclaves. On se servait chez eux, mais – comme avec les commerçants juifs – une fois loin, on crachait par terre pour se débarrasser du goût. Le mécontentement et l’agitation régnaient en permanence dans ces stations d’élevage. C’était souvent de là  que partaient les révoltes d’esclaves. La plupart étaient étouffées avant d’avoir pu gagner les comptés voisins. Mais parfois elles se propageaient dans tout l’état. Vers 1840, il y en avait eu une très violente, qui avait laissé une belle traînée de maisons incendiées et de cadavres pendus aux arbres. Quant aux Blancs du comté de Somerset, ils étaient violents eux aussi. Les voyageurs de cette époque ne manquaient jamais de frissonner et de tenir prêt leur fusil quand ils s’engageaient sur ce tronçon de la piste du nord. Pendant la reconstruction, des querelles de famille avaient éclaté, et vingt ans durant les blancs s’étaient entretués. Une fois ces querelles réglées, il ne resta plus qu’une seule famille, du nom de Tolliver. »

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Oui, c’est une histoire de famille avec des secrets plus ou moins secrets, mais un qui sera le désastre pour les ambitions de John, le mari d’Abigail. Et pas des moindres à cette époque et dans ce lieu. On a aussi un autre regard sur le racisme et la ségrégation, sous l’œil de cette femme, sous la plume de Shirley Ann Grau, toute en nuances. La fin est une sorte d’apothéose et Abigail est absolument surprenante. J’ai aimé ce personnage, mais aussi William et sa dérive sur le bayou. Et puis Oliver et Margaret. Quant à la population environnante, on peut se dire que pas grand chose n’a changé depuis 1965…

Lire un prix Pulitzer de 1965 c’est suivre un véritable cours d’histoire passé au filtre d’une plume incisive et d’un regard de femme. Elle a fait preuve d’un grand courage, d’un grand culot, Shirley Ann Grau, pour écrire ce livre à cette époque. On y lit des mots choquants, elle y décrit des scènes et des mots infâmes sortent parfois de la bouche de ses personnages, mais le cœur du livre est d’un grand courage en ce temps.

Les éditions Belfond m’ont très souvent comblée avec ces livres « Vintage » ( par exemple une réédition de » La route au tabac » d’ Erskine Caldwell ou « Novembre » de Joséphine Johnson ), et une fois de plus, bravo.

La fin de ce livre est terrible, en voici juste les deux dernières phrases:

« Je continuai à pleurer pour finir par glisser au bas de ma chaise. Et je pleurai encore par terre, recroquevillée comme un fœtus sur le plancher froid. »

Une chanson, Nat King Cole, « Mona Lisa »

« Une cathédrale à soi » – James Lee Burke – Rivages/Noir, traduit par Christophe Mercier

9782743653071« Vous savez comment c’est quand on a bourlingué trop longtemps et qu’on s’est trop souvent donné du cran à l’aide de quatre doigts de Jack accompagnés d’une bière pour faire passer, ou avec n’importe quelle sorte de cachetons à portée de main. Et si ça ne suffisait pas, peut-être en doublant la mise le matin venu avec une demi-douzaine de grands verres de vodka agrémentée de glace pilée, de cerises et de tranches d’orange, pour bien renvoyer à la cave araignées et serpents.

Waouh !  Quel pied ! Qui aurait cru que nous allions mourir un jour? »

Oublié, « New Iberia Blues ». Voici un roman d’une intense beauté, d’une intense profondeur dans le regard porté sur l’humanité. Et puis voilà, il y a tout le bonheur et l’émotion à retrouver Dave Robicheaux et Clete Purcell en très grande forme. L’amitié, la fraternité, la solidarité de ces deux-là sont ici extrêmement émouvantes, on sent l’affection forte que porte l’auteur à ces deux compères, et on les aime de la même manière. Je ne sais pas si c’est mon état du moment, mais ils m’ont bouleversée du début à la fin. Mangrove_Swamp_Wikstrom_1902Plus que jamais, James Lee Burke infiltre les tréfonds de l’âme humaine, dans ce qu’elle a de plus laid comme dans ce qu’elle a de plus beau, les deux se confondant, se heurtant dans un combat constant. Un des personnages importants, Marcel LaForchette détenu à la prison de Huntsville:

« Je suis sorti du lycée, diplômé, à dix-sept ans. Au même âge, la même année, Marcel entamait une peine de trois à cinq ans dans une prison pour adultes pour vol de voiture. Il n’était encore qu’un petit poisson quand il fut dévoré et servit de jouet à une demi-douzaine de dégénérés. Vous savez ce qu’il y avait de plus bizarre, chez Marcel? Il ne se fit jamais tatouer, et ceci dans un environnement où les hommes portaient des manches longues, des épaules aux poignets, ce qui en disait long sur leur carrière de prisonniers. »

Clete et sa photo dans la poche, triste mémoire de la crasse que peut être un homme, un groupe d’hommes, une communauté entière, la photo de cette femme et de ses enfants marchant vers la mort dans une chambre à gaz que Clete brandit, Clete le vengeur et ses répliques percutantes prend ici je trouve une dimension de géant.

cadillac-1439944_640« Il y a des années, il avait arraché une photo en noir et blanc d’une histoire illustrée de la Deuxième Guerre Mondiale, et il la gardait dans son portefeuille, protégée par une pochette en celluloïd. La photo montrait une femme voûtée montant un chemin de terre avec ses trois petites filles. La femme et les enfants portaient des chiffons sur la tête, et avaient le dos couvert de manteaux bon marché. La plus jeune des fillettes était tout juste en âge de marcher. On ne pouvait voir ce qu’il y avait au bout du chemin. À l’arrière-plan, il n’y avait ni arbres, ni herbe.

Ce grand écrivain qu’est Burke est au plus juste dans cette confusion des sentiments qui par révolte contre des actes ignobles engendre une autre violence vengeresse. Rien n’est  simple dans cette histoire qui oppose les Balangie et les Shondell, Shakespeare fait son apparition, car Johnny et Isolde, jeunes et beaux, s’aiment, font de la musique ensemble et vont être les victimes des rivalités mafieuses de leur famille, prêts qu’ils sont à mourir si l’un d’eux disparait.

swamp-4544970_640« Nous roulâmes jusqu’au Vieux Carré, Clete gara sa Caddy à son bureau, puis nous prîmes un dîner tardif au Acme Oyster House, sur Iberville. Après avoir quitté le domaine des Balangie, nous avions peu parlé, en partie parce que nous étions en colère et honteux, que nous soyons ou non prêts à l’admettre. Des gens dont la fortune provenait des narcotiques, de la prostitution, de la pornographie, de prêts avec usure, du racket et du meurtre nous avaient virés comme si nous avions été de modestes flics en patrouille ignorants et indignes de se trouver dans leur maison. »

Dante aussi est de l’histoire, avec les descentes aux enfers, les revenants, les apparitions, les brumes et les flammes. J.L. Burke et Dave sont, comme « Dans la brume électrique », hantés par l’histoire. Celle des soldats confédérés, mais aussi celle des guerres du XXème siècle, mais aussi la leur propre avec tout ce qui les hante, les obsède et qui tout en les faisant avancer les abat parfois.

« Je me rappelle encore les étincelles dans le ciel du soir, la lueur des paillotes, les hurlements des enfants. Je me dis que je n’avais pas le choix. Est-ce que je dis la vérité? Encore aujourd’hui, je déteste ceux qui assurent que je n’ai  rien fait de mal. Je les déteste avant tout pour leur sophisme et pour la main qu’ils me posent sur l’épaule tandis qu’ils parlent de choses qu’ils ne comprennent pas. Et pour finir, je me déteste moi-même. »

raccoons-3854734_640Tout ceci donne lieu à des pages sublimes, et je pèse le qualificatif. Tant dans les scènes d’action que dans les contemplations mélancoliques, aussi bien dans les dialogues, en particulier les conversations des deux amis rehaussées d’humour, que dans les moments songeurs de Robo – joli surnom – , on atteint là un niveau impressionnant de talent pour parler de ce que sont les hommes et de la consolation que peut apporter la nature. Comme cette introspection de Dave, un soir.

« Ce soir- là je m’assis à la table de jardin, et nourris mes chats, deux ratons-laveurs et une opossum qui portait ses bébés sur son dos et s’invitait à un repas gratuit à chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Si l’on est enclin à la dépression, le déclin du jour peut s’infiltrer dans votre âme, vous serrer le cœur et éteindre la lumière dans vos yeux. Lors de ces moments où je suis tenté de laisser dériver mes pensées dans l’ombre finale, je recherche la compagnie des animaux et essaie de prendre plaisir à voir la transfiguration de la terre au moment où le dernier éclat du soleil est absorbé par les racines et les troncs des arbres, les bouquets de belles-de-nuit et le Teche lui-même à marée haute, alors que la lumière est scellée sous l’eau et brille dans le courant comme des pièces d’or ondulantes. »

Les deux familles abritent en leur sein des horreurs, des perversions et commettent des actes immondes; ici surgit le Moyen Age, celui de l’Inquisition, et plus tard la légende arthurienne où là encore les apparitions surviennent au-dessus des eaux. Dave et Clete sont ici chevaliers en mission en un duo impeccable et implacable, dans les brumes du bayou Teche et de ses revenants; ces deux hommes imparfaits mais qu’on aime tant ( peut-être pour leurs « imperfections » ), mènent l’enquête avec leurs tripes, leur cœur et leur cerveau. Je les aime.

cajun-5354597_640 Histoire, poésie, la grande culture de l’auteur qui pour autant ne renonce pas à l’humour… un roman impressionnant.

Les dernières phrases un rien apocalyptiques avant l’épilogue:

« De petits grêlons commencèrent à cliqueter sur le toit du pont, puis grossirent en taille, en volume et en rapidité jusqu’au moment où ils rebondirent comme des balles de ping-pong sur tout le bateau, la fraîcheur de leur blanche pureté nous coupant du monde, faisant cesser le vent, dentelant les vagues gonflées, créant un opéra métallique de glace et de métal que n’aurai pu atteindre la Cinquième Symphonie de Beethoven.

Mais ce n’est pas terminé. Je vais essayer de vous expliquer. Vous voyez, tout ça est la faute de Clete Purcel. Comme l’aurais dit Clete, j’te raconte l’essentiel, Marcel. J’te raconte pas d’craques, Jack. »

Un très grand James Lee Burke.

« Les maraudeurs » – Tom Cooper – Albin Michel/ Terres d’Amérique, traduit par Pierre Demarty

les maraudeurs« Ils surgirent des entrailles ténébreuses du bayou comme des spectres, d’abord une lueur fantomatique dans le brouillard, puis le vrombissement d’un moteur: un hors-bord en aluminium fusant sur la laque noire de l’eau. De loin, on aurait dit que les deux silhouettes étaient accolées, tels des frères siamois. »

Sacré bon moment de lecture avec ce premier roman de Tom Cooper ! Tout d’abord, l’aventure se déroule en Louisiane, mais ne ressemble pas aux romans écrits après Katrina ( je pense à Burke mais aussi à Amanda Boyden ). La Louisiane a été balayée par Katrina,  la marée noire de BP vient d’envahir les eaux du Golfe du Mexique, mettant à mal toute la vie des petits pêcheurs de crevettes des bayous, comme de tous les autres, ou presque. Ce livre n’est pas un roman policier, mais un roman social, qui parle du cynisme et de la débrouille des hommes qui en sont la cible.

Mais c’est avec beaucoup de finesse et un humour ravageur et salvateur que l’auteur déroule comme un film, à travers sept personnages, l’aventure de la survie en temps de crise. Les atouts de l’auteur sont la construction du livre, l’écriture, le ton et le style, et l’absence de jugement porté sur ces « combattants » du quotidien, c’est tout ça qui est absolument jubilatoire. Brève présentation de nos héros : les frères Toup, Reginald et Victor, jumeaux cultivateurs de substances illicites, quelque peu farceurs et assez méchants, surtout Victor ( c’est peut-être bien lui, le grand méchant de l’histoire, s’il en faut un ), Cosgrove et Hanson, deux condamnés à des travaux d’intérêt général, Lindquist, manchot blindé de médocs, chercheur de trésors sous la vase des bayous et amateur de blagues douteuses, Wes Trench, jeune homme qui a bien le profil du héros, en tous cas ce serait lui le gentil de l’histoire ( s’il en faut un ? ), sa mère est morte pendant Katrina , il vit et travaille sur le crevettier de son père, devenu sombre et agressif, et enfin, Grimes, natif des lieux, chargé par BP de passer chez les habitants pour leur donner quelques sous afin qu’ils renoncent aux poursuites. vultures-886483__180On pourrait dire qu’il est le vautour de l’histoire, mais ce n’est pas si simple. 

En gros, toute une brochette de gens largués, paumés, essorés par la crise, les défaites, les pertes, et tous avec leurs béquilles cherchent à garder la tête hors des eaux saumâtres des bayous emmazoutés.

À Jeanette la vie est devenue un sport de combat. Les crevettes se font rares, les restaurants n’en veulent plus à cause du pétrole qui gît au fond des eaux, alors chacun cherche comment continuer à vivre. Et grâce à la plume alerte de Tom Cooper, ça devient un suspense prenant, des chapitres courts alternent d’un personnage à l’autre, on rit beaucoup, mais en même temps, on sent monter la colère devant un tel désastre économique, écologique et humain.

bayou-912244__180Parfois comme des pauses, des instants de pure grâce, focus sur la beauté incroyable du milieu naturel, ces bayous où règne végétal et animal s’enchevêtrent, se guettent et se dévorent, le bayou, comme une bouche avide, qui peut faire disparaître les hommes dans son labyrinthe, les digérer sans laisser de traces.

« Les rayons du soleil de midi traversaient la chape des feuillages au-dessus d’eux. Une grosse sauterelle verte se débattait, prise au piège d’une toile d’araignée tendue entre deux palmiers-scies. Une néphile dorée l’observait, postée en lisière de la fine membrane de soie frémissante.[…]Ils reprirent leur route. Moucherons, taons, punaises d’eau. Un viréo à jabot doré perché dans un buisson de houx. Des bébés alligators par dizaines, ondulant à la surface de l’eau, comme des jouets de bain en plastique. »

Ah ! Les alligators, de très bonnes scènes avec l’animal ! Les dialogues sont extraordinaires, grâce à des expressions que j’adore, du genre :

« J’ai le cerveau qui me braille dans le crâne. A donf. »

alligator-170134__180Certaines rencontres, en particulier celles de Grimes, donnent lieu à des échanges inénarrables, comme celle avec un vieux dur à cuire dont la « maison » est dépeinte ainsi:

« Grimes pénétra dans le bungalow et regarda autour de lui, avisant les serpentins de papier tue-mouche au plafond, le canapé déplumé en peau de ragondin, les trous dans les murs colmatés avec des boîtes de sardines aplaties et des morceaux de carton. »

Pour finir, j’ai trouvé ce livre totalement jouissif, pas une seconde d’ennui ou de langueur, on est totalement immergé dans l’ambiance moite et odorante des bayous, un roman colérique et combattif, dont l’humour enragé et le rythme font un livre pour un très large public – et j’ai toujours aimé ça, vieux truc obsessionnel d’ex-bibliothécaire sans doute  – et si je vous dit que ce roman va être adapté pour la télévision par les producteurs de « Breaking bad »…J’ai déjà eu, en le lisant, l’image, le son, les voix, les grésillements et cris de la nature, les pleurs et les rires des hommes. Un fantastique plaisir à cette lecture. Traduction de grande classe, l’humour et les jeux de mots, formidables ! 

« L’arc-en-ciel de verre » – James Lee Burke – Rivages/Noir, traduit par Christophe Mercier

L ARC EN CIEL EN VERRE.indd« Je ne pense pas avoir appris grand-chose de la vie. Je n’ai certainement compris aucun des grands mystères: pourquoi les innocents souffrent, pourquoi les guerres et la pestilence semblent être notre lot, pourquoi les méchants prospèrent, impunis, tandis que les pauvres et les malheureux sont opprimés. […]…de même que nous n’avons aucun contrôle sur notre conception et sur notre délivrance par la naissance, de même ni l’heure de notre mort ni les circonstances qui l’entourent ne dépendent de nous. Admettre notre impuissance n’est pas un choix. C’est comme ça, c’est tout. »

Bel exemple, en fin du livre, de l’état d’esprit de Dave Robicheaux dans ce  très très grand Burke . J’aime cet auteur, mais je dois dire que cet opus dans la vie du shérif, hormis la difficile enquête qui y est menée, est d’une puissance émotionnelle rare.

Dave et Clete enquêtent sur des meurtres sordides de jeunes filles. Mêlant les milieux de la pègre, maquereaux, trafiquants, et ceux de personnalités ayant pignon sur rue, corrompus et toxiques, Clete Purcel, toujours impulsif et ainsi imprudent, va se trouver soupçonné et ça, Dave Robicheaux ne peut le tolérer. Aussi va-t-il se lancer dans cet imbroglio de vices, de perversions, de meurtres odieux, de trafics de tout, y compris d’influence .

L’auteur creuse ici avec une grande intelligence et la sensibilité qui le caractérise de nombreux sujets; l’âge qui avance, l’amour et l’amitié, les addictions et le combat mené contre elles, contre soi-même, contre l’environnement. Les notions de bien et de mal sont totalement désarticulées, s’effaçant au profit de l’émotion et des sentiments, tous, les meilleurs et les pires. Et puis, les fantômes qui sans cesse reviennent à la vue de notre shérif, les revenants de toutes les guerres, et ici cet étrange bateau à aube, émergeant des brumes du bayou…Comment dire la poésie de l’écriture de Burke, sa finesse, la qualité de l’image ?

« …les véritables anges qui sont parmi nous ont toujours des ailes rouillées… »

« Comme chez la plupart des Irlandais, le païen en lui était bien vivant, mais il conservait dans une cathédrale médiévale un banc sur lequel le chevalier errant s’agenouillait dans un cône de lumière mouchetée,même si sa cape était trempée de sang. »

bayou-soirSans parler des descriptions du bayou Teche et de l’atmosphère onirique qui explose les notions de temps:

« Mais malgré le sol imprégné de sang sur lequel notre ville est bâtie et dans lequel poussent les chênes, les bambous et les parterres de fleurs le long du bayou, l’endroit, dans ces heures d’avant l’aube, restait pour moi un endroit merveilleux, un  endroit que l’âge industriel n’a touché qu’en surface, le pont mobile cliquetant en se relevant dans la brume, ses grandes roues dentelées saignant de rouille, un bateau de deux étages avec une plage arrière qui ressemblait à un bateau à aubes du XIXème siècle poussé vers le golfe, la brume faisant autour de lui comme des tourbillons d’écume blanche, l’air poudré de l’odeur des jasmins confédérés. »

J’ai aimé cette amitié extraordinaire qui lie Dave et Clete, la force incroyable déployée pour l’évoquer. Les scènes entre eux sont bouleversantes, tant on sent que l’un sans l’autre, ce n’est pas possible. Ils sont comme une seule personne scindée entre le diablotin et l’ange qu’on a sur chaque épaule. On comprend le grand attachement de l’auteur à ses créatures, et le personnage de Clete est ici très approfondi, tout ce qu’il écrit  m’a profondément touchée et j’ai même du mal à l’expliquer. Qui retrouvons-nous dans ces portraits si bien écrits ? Nos faces cachées, nos faces niées, nos interrogations aussi. Burke tend un miroir au lecteur, et ce n’est pas facile de s’y voir, de près ou de loin. On scrute ici aussi le visage de la Louisiane d’après la crise, d’après les ouragans, ceux qui en ont tiré bénéfice, et les autres, les éternels perdants.

 » Herman Stanga était au-delà des conventions. Herman Stanga était l’iconoclaste enrichi par son irrévérence tandis que les biens de ses voisins s’étaient écoulés à travers un trou d’évier appelé la crise de 2009. »

Tout m’a plu dans ce roman, et quand je dis que ça m’a plu, non, j’ai été totalement emportée, captivée, remuée profondément. Je crois qu’une page sur deux est cornée ( oui, c’est mon livre, je fais ce que je veux avec…), je l’ai repris pour relire des passages, et me suis laissée aller à lire la suite de la phrase, et la page et le chapitre…J’aime Dave et Clete, j’ai ressenti pour eux amitié, compassion, ils m’ont fait rire et amené des larmes, mais le plus souvent ils m’ont fait réfléchir. Et c’est à cela qu’on reconnait l’immense talent d’un écrivain, un vrai; ce talent qui consiste à travers une histoire annoncée sous le terme de « polar », à amener une pensée, une philosophie de la vie sans fard. De la belle littérature.

ÉNORME COUP DE CŒUR !!!

« La nuit la plus longue » de James Lee Burke ( éd. Rivages )

 Après « La descente de Pégase », qui se déroulait juste avant l’arrivée de l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, voici le pendant et l’après et Dave Robicheaux, héros récurrent de J.L.Burke aux prises avec les éléments naturels, et les fléaux qu’ils déclenchent chez les humains.

On savait quel talent était celui de cet auteur, et il ne se dément pas avec cet opus plein de questions sur l’humanité, ses égarements, ses défaillances, jamais noir ou blanc, toujours dans la nuance .

Notre policier ex-alcoolique, ex-soldat au Viet-Nam, hanté par de terribles souvenirs qui le réveillent la nuit va encore une fois démêler un écheveau sordide de vices et de misères. Ceci est une chose, mais que dire des descriptions de cette ville ravagée, de toute cette population abandonnée par son gouvernement, dans des conditions physiques et morales effrayantes ? De nombreux écrivains ont écrit sur cette catastrophe, mais Burke vit là-bas et par son personnage, il parle de sa ville, de sa population et de sa misère; on le sent terriblement atteint par l’abandon des autorités et dans ses réflexions sur les vols, viols, pillages, qui ont suivi l’ouragan, toutes ses questions sont les nôtres. Quelle part de l’homme se révèle en de telles circonstances? Le meilleur et le pire, c’est une forme d’apocalypse qui marque au fer qui l’a vécue.

Et puis, pour nous apaiser un peu dans la tourmente, Burke nous propose une pause avec Dave dans le paradis des bayous, le bayou Teche au bord duquel notre flic savoure de beaux moments de repos auprès de sa femme ( ex-bonne soeur ) et de sa fille adoptive. Ces descriptions sont un enchantement au regard du chaos où se trouve la ville; la lumière, les parfums, les couleurs et les bruits de la nature environnante comme si on y était.

Bien sûr, l’écriture est remarquable, comme le propos. Dave Robicheaux, personnage complexe s’il en est, est tellement attachant, si humain dans ses réactions et toujours capable de maîtriser ce qu’il pourrait y avoir de pire en lui…

Bertrand Tavernier a adapté  J.L.Burke au cinéma avec « Dans la brume électrique », et c’est à mon avis une grande réussite. Tommy Lee Jones y incarne  Robicheaux de façon extraordinaire, la bande son est magnifique et les images de toute beauté.

Quant à ce dernier roman, j’ai adoré!

Un lien pour en savoir plus :

http://ecrivainsmontana.free.fr/bibliographie/burke/burke.htm

 Petit rappel en images :

http://www.youtube.com/embed/pvoEiBnpCc8