« Le cri fut bref. Le goût agacé dans ma bouche et la douleur des gencives m’ont fait comprendre que c’était MOI qui avais crié. De peur. Tout d’abord la lumière a balayé mes paupières fermées de ses ailes de colombe. C’était une autre sorte d’obscurité. Blanche. L’autre, à laquelle je m’étais habituée, était simple et uniforme, j’y flottais sans me soucier d’avoir les yeux ouverts ou fermés. Le blanc était tout différent. Visqueux, aux bords effrangés. L’espace d’un instant, j’ai hésité. Mes paupières ont papillonné et, à travers la barrière de mes cils, j’ai entraperçu le monde, trempé dans la chaux. Lever les paupières ou non? Retourner? Mon hésitation a duré jusqu’à ce que les mains en tenaille de la sage-femme, vigoureuses, tirent sur ma nuque pour me faire descendre. Je ne m’y suis pas opposée. »
Je viens de fermer ce petit livre. Tendre, drôle, et si émouvant. Une fillette raconte sa vie dans un village moldave à l’époque soviétique et si la cocasserie ne manque pas, il y a cette petite, fine, intelligente, dont le seul but est de partir découvrir le vaste monde. Sa voix nous parle du quotidien, de sa dureté, parfois sa cruauté. L’enfant trouve son petit bonheur dans de petites choses. Son prénom ne nous est pas livré, et elle est pour nous la narratrice de sa propre existence, de son histoire qui constituera son journal, journal qu’elle nourrira régulièrement de ses jours, de sa vie, de ses expériences, de ses questions, de ses chagrins et de ses joies parfois, jusqu’au jour où il sera lu dans sa classe, une fin bouleversante. Je suis encore très émue, tout en écrivant, de parler de cette fillette. Si la fantaisie ne manque pas dans la narration, il y a chez cette enfant quelque chose de profondément grave et intelligent, elle engendre l’émotion tout au cours de cette histoire dans laquelle elle raconte son quotidien, sa façon d’observer les autres, tout ce qu’elle écrit donc dès qu’elle sait le faire, dans son journal. La fillette qui répète, chaque fois que ça va mal, qu’elle veut partir découvrir le monde. Elle est la dernière née, cinq frères et sœurs la précèdent. Naissance:
« Les cinq en rang d’oignons devant moi, c’étaient mes frères et sœurs, mais ils ne voulaient pas encore que je sois leur sœur. Ils me regardaient tous avec rancœur et se passaient de l’un à l’autre l’oreiller. Du plus grand au plus petit et inversement. Aucun n’avait assez de courage pour me le presser sur le visage, pour ne plus me voir, pour que je ne les voie plus. Ils voulaient que je disparaisse. J’aurais mieux fait de ne pas exister. J’étais le monstre qui avait fait souffrir leur mère. Le couteau qui l’avait vidée de son sang. Le ver ratatiné qui l’avait rongée de l’intérieur. Un bout de viande gâtée qu’elle avait rejeté. «
Vous conviendrez que ce n’est pas le plus joyeux départ dans la vie pour une petite fille. Mais au fil des pages, on va la voir s’affirmer, on va la regarder grandir dans un environnement où tout est difficile, surtout quand on est comme elle, fine, sensible, toujours à observer le monde, toujours à réfléchir à son sort et à celui du monde qui l’entoure, toujours à se débrouiller avec la vie. Si je le pouvais, je vous le lirais. Je n’ai aucune envie d’écrire un résumé de sa vie, elle le fait très bien, elle. Mais je n’oublie pas de dire qu’on a ici également une chronique villageoise de cette époque, on entre dans les maisons où les familles dorment sur le poêle ( j’ai dû demander à quelqu’un qui connait bien ces lieux de quoi il s’agissait – merci Monica ! – ), où l’alcoolisme est assez présent et où la jeunesse s’ennuie dans le poids des traditions.
On se sent vraiment dans un pays inconnu, où cette fillette regarde le monde étroit qui l’entoure, on l’entend penser. Et ce passage où elle raconte comment elle fauche des billets dans la boîte de son père, de temps en temps, et pourquoi. Extrait assez long, mais tellement bien:
« Le premier billet que j’ai retrouvé avec mon signe au crayon chimique dans un coin, je ne l’ai pas compté, je l’ai mis sous mes fesses et j’ai considéré qu’il m’appartenait. Papa n’a pas remarqué qu’il manquait et ça m’a encouragée à en cacher un de temps en temps. Chaque fois je n’en prends qu’un dans le tas où il y en a beaucoup, pour ne pas me faire pincer. Mon frère ne se doute de rien lui non plus. Lui, il a déjà sa boîte de conserve pleine de billets de un rouble. Toutes mes tantes n’ont d’yeux que pour lui, si beau et si propret, et chaque fois qu’elles viennent elles le couvrent de bonbons et de billets de un rouble. Moi, personne ne me donne rien. Moi, je n’éveille en personne un sentiment de tendresse. Telle que je suis, je ne peux pas être l’objet de leur amour de tantes. Je ne me fâche même pas. Moi, je me rends justice toute seule. Mes sous, gagnés en échange d’une bonne dose de peur de me faire prendre, remplacent parfaitement le manque de leur amour. En revanche, les bonbons, mon frère les partage toujours fraternellement avec moi. Quelquefois il me donne aussi un rouble. Il a bon cœur mon frère. »
Je m’arrête là, mais ma rencontre avec cette fillette, très dégourdie, très lucide, et clairvoyante, cette gosse fine et intelligente, cette rencontre est un gros coup de cœur. Un livre dans un pays de peu de liberté, aux coutumes et aux mœurs au minimum surprenantes, un livre au grand cœur. La petite, les dernières phrases de ce dernier chapitre bouleversant, alors que son journal est lu en classe par Ulea et que celle-ci a censuré des pages ( sur elle entre autres ), jetées et déchirées sur le sol:
« Une fois qu’ils sont partis, j’ai retiré mes mains de mes oreilles, et j’ai ramassé mon journal page à page. J’ai pensé que ça valait peut-être mieux comme ça. Avoir un journal où je ne parle que de moi. Ainsi, je ne risque pas que quelqu’un me le vole pour le lire à voix haute à tout le monde. Personne ne se soucie de ce que je ressens.
Et moi, je me fiche de ce qu’ils pensent de moi.
DEMAIN, JE M’EN VAIS. »