« De neige et de vent » -Sébastien Vidal, éditions Le Mot et Le Reste

De neige et de vent par Vidal« C’est un vent féroce. C’est un hurlement. C’est un lieu perdu. La bise violente une armée de flocons affolés. Elle passe en sifflant comme un serpent sur un corps à demi enseveli dans la neige. Sous son souffle, une mèche de cheveux se soulève et frémit. À côté de la tête dont les yeux éteints fixent le ciel, une larme rouge cinglante sur les cristaux blancs; une unique goutte de sang figée par le froid. »

Voici donc comment débute ce roman qui m’a tenue captive, lu d’une traite. Première lecture pour moi de Sébastien Vidal, ce ne sera probablement pas la dernière. Le corps d’une jeune femme assassinée, et sans doute violée, son visage livide, les yeux ouverts tournés vers le ciel.  Un peu plus bas se profile la silhouette d’un homme accompagné de son chien, pris dans une tempête de neige par un froid de gueux. Ils marchent et se rendent en Italie. Les voici donc arrivés vaille que vaille au village de Tordinona où l’homme, Victor, décide de trouver un abri pour la nuit, avant de poursuivre sa route. Le panneau à l’entrée du village:

« Il est presque quinze heures et on dirait que la nuit tombe. Ils parviennent au panneau signalétique du bourg déjà à moitié enseveli. L’homme gratte de sa main gantée la neige et le givre qui le recouvrent et il tremble comme s’il allait s’effondrer. Le nom apparaît sous les flocons, en noir sur fond blanc ceinturé d’une bande rouge, TORDINONA. L’arrivant se penche et se rapproche pour lire une phrase inscrite à la peinture sous le nom du village:

VOUS POUVEZ ENCORE FAIRE DEMI TOUR. »

En même temps, Marcus et Nadia, gendarmes, s’apprêtent à redescendre dans la vallée. Marcus nous propose une « présentation » des Tordinonnais, qui fait comprendre que cet endroit est hostile à tout ce qui vient d’ailleurs. Je ne vous mets qu’un petit extrait, pour ne pas vous gâcher le plaisir

 » Ici, on n’aime pas le changement, donc on n’aime pas les étrangers, même les touristes, qu’ils aillent se faire escroquer ailleurs. Ici, on vivote entre têtes connues, on se parle avec des mots familiers, et les allures et les profils, les traits de caractère, sont plus fiables que les cartes de visite et les réputations. Le village se meurt, mais au moins les Tordinonais meurent entre eux. Marcus sourit, parce que les Tordinonais, il les appelle les tordus. »

Quant à la jeune femme morte, trouvée par le garde-champêtre, il s’agit de la fille du maire Basile Gay. Et vous aurez compris que Victor, ce voyageur, sera la cible toute désignée pour la vindicte des villageois, tout comme le sont les habitants de la ferme Arc-en-ciel. Le patron du café où Victor se met au chaud un moment, va l’envoyer d’ailleurs à la ferme Arc-en-Ciel, une exploitation agricole alternative, avec des brebis, des hommes et des femmes qui font des fromages, imaginez quel courage et quelle ténacité ils ont pour rester là…Bref. Victor ira donc s’y réfugier et ce sera le mieux pour lui et son compagnon. Pensant à eux, Basile Gay, le maire:

« Il ne les aime pas parce qu’ils sont trop différents d’eux, les villageois, les gens d’ici. Qu’est-ce que c’est que ces coiffures de délinquants, ces queues-de-rat dégueulasses, ces allures toujours négligées. Et puis on ne sait pas trop ce qu’ils fabriquent dans leur ferme. On n’y va pas. Si ça se trouve ils trafiquent de la drogue, le fromage c’est juste une couverture. Un hippie ne peut pas être un vrai paysan. Un paysan, ça bosse, ça n’a pas peur de faire des heures, alors qu’un branle-la -nouille de fumeur de chichon, ça n’en fout pas une rame. Ils sont fatigués d’être fatigués. Basile n’aime pas les étrangers, ça le rassure de rester avec des têtes connues, des gens qui sont de souche sûre, dont la famille est d’ici. Ils sont plusieurs à soupçonner ceux de la ferme de faire passer des clandestins d’Italie. « 

(Cet extrait « me parle »…j’en connais des comme Basile…hélas…)

Tandis que les gendarmes redescendent ils trouvent le maire, le garde-champêtre et la jeune morte bleuie et gelée. Voici le nœud. C’est là que se joue la suite de ce roman où le talent de l’auteur installe une tension de plus en plus forte, une dramaturgie même, compte tenu des figures qui nous sont décrites. Des hommes, qui n’aiment pas les inconnus, des femmes, qui se taisent – et qui ne dit rien consent? -.

Va se dérouler une tragédie, les tensions allant crescendo, et je vous assure que ça vaut la peine d’entrer dans ce huis-clos glacé. J’ai failli oublier d’évoquer Vosloo… Vous verrez, c’est lui aussi un « sacré personnage »… Et puis l’évocation de Walt Longmire mon shérif préféré de Craig Johnson lors d’une discussion entre Nadia, Marcus et Victor, qui a des racines Blackfoot:

« …Voilà pourquoi je suis  mat de peau, noir de cheveux et avec les yeux légèrement bridés. J’ai du sang français, limousin et breton, entre autres, mélangé à du sang blackfoot et Arapaho.

-C’est une sacrée histoire. Vous êtes allé aux Etats-Unis? J’imagine que cette partie de vos origines vous intrigue.

-Pas encore, c’est un projet. J’irai sur les traces de mon ancêtre, j’irai voir ce pays démesuré dans tous les sens du terme. J’ai une tante et un oncle encore vivants là-bas, dans la réserve de Wind River, dans le Wyoming.

-Oh! Le Wyoming! Je connais! s’exclame Marcus. Enfin, je connais, je n’y suis jamais allé, mais je lis souvent les aventures d’un shérif qui sévit là-bas, dans le comté fictif d’Absaroka. »

Sébastien Vidal va nous confier la vie et l’histoire des personnages majeurs du livre, Nadia, Marcus et Victor, tous prennent de l’épaisseur au fil des pages, et ils nous attachent inévitablement. Quant aux Tordinonais, on va pénétrer leur noirceur, leur vilenie, leurs vices jusqu’au dégoût. Va se livrer une vraie guerre, qui ira très très loin et laissera le village anéanti ou presque. 

Ce qui est remarquable dans ce roman c’est la maîtrise constante de l’équilibre entre les parties, la faction défense de la justice et la faction des villageois ( je dirais volontiers  » faction des bourrins », mais c’est faire injure aux chevaux, même aux mauvais ), ces « gens d’ici » qui n’ont rien à f….. de la justice officielle. L’auteur a un grand talent pour poser un décor que je n’hésiterai pas à qualifier de shakespearien, par sa force dramatique qui mêle les éléments naturels et la nature humaine sous toutes ses formes, sans oublier la pointe d’ironie qui agrémente le tout. Les personnages représentant l’ordre public sont loin d’être parfaits – leurs histoires respectives s’égrènent au fil des pages – , mais l’auteur, (ancien gendarme) en a fait des êtres humains « vrais », c’est à dire avec des défauts bien sûr, mais aussi des qualités humaines évidentes et le sens du collectif. Et puis il y a Victor, qui marche avec son ami le chien, Victor qui écrit, écrit, écrit encore. Un très beau personnage, Victor.

Je me refuse à en dire plus, mais que vous aimiez le polar ou que vous n’en soyez pas un grand amateur, il vous faut lire cette histoire, plus humaine au fond que criminelle, si juste par son regard sur « les gens », puissante par sa description des éléments, partie prenante de cette histoire. Bien sûr, bien évidemment un gros coup de cœur. 

Demain, un entretien avec Sébastien Vidal . Merci à lui !

« Prendre son souffle » – Geneviève Jannelle, éditions Québec Amérique

Prendre son souffle par Jannelle« Il eut mieux valu que je ne te rencontre jamais, amour de ma vie. Mais voilà, c’est arrivé. Je me dis parfois que je suis injuste, qu’un tour de montagnes russes avec toi vaudra toujours mieux qu’une vie entière dans la grande roue avec qui que ce soit d’autre. Reste qu’il y a  de ces jours où, au plus profond de mon ventre, je souhaiterais ne pas avoir traîné au lit, ce matin-là. J’aurais eu le temps de prendre un café à la maison et ne me serais pas trouvée sur ton chemin de cycliste pressé, mon latté à la main. Tu ne m’as pas renversée mais c’est tout comme. »

Un roman d’amour insensé, magnifique, bouleversant. Cru et cruel. Ces deux adjectifs vont très bien à cette histoire. Loin de ce qui peut exister de pire dans les romans d’amour, voici un livre qui nous atteint en plein cœur avec ce que la vie parfois peut nous réserver d’amour, de passion folle mais aussi de violence et de cruauté. Nous donner un immense bonheur pour nous l’arracher dans d’odieuses souffrances. C’est de ça dont il est question ici. D’amour fou et de douleur inextinguible.

Un jour ordinaire, « accident » de vélo, une rencontre fortuite et l’éblouissement, la folie des corps qui se met en marche, l’emballement des cœurs, le souffle coupé à la première rencontre. L’amour fou, quoi…

Les corps. Parlons-en… Le corps d’Eden, – car ce beau jeune homme sportif se prénomme ainsi -,  son corps donc, comme le furent ceux de sa sœur et de son frère –  est atteint de « l’ataxie de Friedrich », maladie neuro – dégénérative invalidante puis fatale.

« Tu as mis un certain temps à me parler de ta famille, et quand tu l’as fait, c’était de façon évasive, en la qualifiant de défectueuse. Tu n’as pas voulu t’expliquer. J’ai imaginé bien des scénarios qui pourraient coller à ce mot. Que veux- tu, c’est tout moi, ça: curieuse avec beaucoup d’imagination. Ton secret m’obsédait. Un père alcoolique? Des parents séparés à couteaux tirés depuis toujours? Une famille rongée par de vieilles chicanes intestines? Un frère en prison? Ou encore une famille née de l’inceste, où ton père et ta mère étaient en fait frère et sœur? J’étais loin du compte. »

On l’apprend assez vite parce qu’Eden se doit de le dire à cette femme dont il est éperdument amoureux. Il va lui expliquer ce mal qui lui a enlevé deux êtres chers. Alors ils vont vivre intensément, voyager partout dans le monde, dévorer la vie autant que possible.

« Tu voulais voir le monde et je voulais te voir voir le monde. Alors nous avons vidé nos banques de vacances compulsivement et pris des semaines à nos frais quand ça ne suffisait pas. Ça ne faisait pas l’affaire de tous les patrons, alors nous bougions. Ciao bye! »

C’est cet amour fulgurant que nous raconte l’autrice avec un incroyable talent qui essaye d’éviter les larmes – ou presque -. Elle raconte la soif et l’urgence pour ce couple à vivre intensément chaque moment.

« Nous vivions totalement dans le moment présent. 

Que faire d’autre quand on n’a pas d’avenir? »

Quand la maladie va faire véritablement son entrée dans leur vie de couple, ils vont tout tenter. Eden a dit à Anaïs qu’elle devra le quitter quand il ne pourra plus lui faire l’amour. Et quand ce moment arrive, après avoir usé de quelques stratégies pour quand même s’aimer encore, quand la tragédie va exploser dans leurs cœurs et leurs corps, ils feront appel à un homme, un troisième, pour les ébats sexuels. Il s’avérera que ça ne pourra pas fonctionner longtemps. Vous lirez pourquoi, et comment Anaïs, finalement, accompagnera Eden jusqu’au bout, après des détours infructueux. Rien que d’écrire ceci, j’ai des frissons dans le dos. 

« Me prendre dans tes bras semblait difficile. Tes mains répondaient mal. Ta tête reposait dans un drôle d’angle. Toi autrefois si beau, si fort, si viril, tu ne t’allais plus à la cheville. Tu étais…si diminué. Ça me faisait mal. Chaque jour, ça me serrait le cœur à m’en donner des douleurs à la poitrine. Te voir trébucher sur mon nom. Te voir laisser tomber un objet. Un autre. Un de plus. Te voir te lever péniblement de ton fauteuil pour aller cueillir un livre trop haut et y retomber comme si tu venais de gravir le Kilimandjaro. Mal, mal, mal, j’avais mal. Tout le temps, chaque fois que je te regardais.

Ce soir-là, me recroqueviller sur tes genoux a été ma façon de ne pas te regarder. Enfouir ma tête contre ton torse et fermer les yeux.

-Va-t’en ‘naïs. Lé pas to tard. »

Quoi qu’il en soit, je ne raconte rien de plus, ce roman est d’une grande force, d’une infinie tristesse, mais aussi très très beau dans une écriture qui nomme les choses sans détours; mais il dit aussi que la vie, même comblée d’amour, parfois ne peut pas être sauvée, que la mort avance comme une ombre jusqu’à ce qu’elle envahisse tout et que c’est inexorable et fatal. Le cœur d’Anaïs ne cessera de battre pour son homme, Eden, le seul, son unique amour.

« Un deuxième amour ne ferait que porter ombrage à la grandeur de ce que nous avions eu, toi et moi. Comme si c’était imitable. Remplaçable. Et ça ne l’était pas. »

Alors vous savez, je ne suis pas une grande adepte des histoires d’amour comme seul sujet d’un livre. Mais là, réellement, c’est bien plus qu’une histoire, c’est une sorte de leçon qui n’en a pas l’air. Une leçon de vie, à garder pour quand ça va mal, pour les jours qui parfois deviennent ténébreux, pour les découragements. Une leçon magnifique, jusqu’au bout. 

Contrairement à ce qui est dit en 4ème de couverture, je ne crois pas qu’Anaïs fasse « les pires choix ». Pour moi, non, tout au contraire, avec un énorme courage elle choisit de vivre son amour, quelles que soient les souffrances qu’elle endurera.

Un très beau livre, fort, difficile parfois, très troublant aussi. J’ai vraiment adoré cette histoire qui, je pense, peut donner également à réfléchir sur ce qu’on attend de la vie. Bravo. C’est un gros coup de cœur.

Anaïs écrit à Eden, le temps des adieux, quatre dernières pages bouleversantes, juste un extrait:

« J’ai écrit ces deux dernières phrases lentement, alignant les mots un à un, chacun portant tout le poids de mon amour pour toi: « Je ne sais pas si j’ai su t’aimer correctement. De la bonne façon. Mais je t’aime. » et pouf.

Après le point final, de battre, mon cœur s’est arrêté.

De battre, ou de se battre. C’est selon.

Mais il s’est littéralement arrêté. »

Gros coup de cœur et j’ai choisi ce morceau pour dire adieu à Eden:

« Le dernier jour du Tourbillon » -Rodolphe Casso, éditions Aux Forges de Vulcain

« 

« Le Tourbillon » est un bar « dans son jus ».

Ici, pas de déco imaginée par des architectes d’intérieur obsédés par les codes esthétiques de Brooklyn, pas de briques apparentes, pas de panneaux de lambris, pas de béton brut.

Oh que non.

Ici, le comptoir de bois laqué est parcouru de veines imitant grossièrement du marbre brun, le tout coiffé d’un zinc plus constellé d’impacts que la surface lunaire.

Au sol, un carrelage de casson se répand en mosaïque cyan délavé, de gris pigmenté et de pourpre agonisant, support des va-et-vient de milliers de traîne-savates qui ont usé cette salle des pas perdus où le corps stationne tandis que l’esprit voyage. »

Voici le décor campé, ce décor délavé, fatigué par un usage intensif. Un lieu qui continue à porter avec application son nom, « Le Tourbillon », le bien nommé. Derrière le zinc, Hocine, le patron. Dans la salle, des habitués et puis le décor, affiches d’acteurs, de musiciens. En fait après coup – après lecture – je me dis que ce bistrot-là serait maintenant qualifié de « vintage », quand moi je dirais – pour en avoir connu quelques uns de ce genre – qu’il est authentiquement un bistrot. Un extrait, un peu long, mais qui met tout de suite dans l’ambiance ( associations de tempérance s’abstenir ) :

« Le côtes-du-rhône sort du frigo – une maltraitance faite au vin rouge – mais, au prix du ballon, imbattable, cela vaut le coup de le laisser s’épanouir un petit quart d’heure à température ambiante pour lui laisser une chance de révéler toute sa verdeur et son acidité. Les plus pressés le réchaufferont au creux de leurs mains quand les moins bégueules l’attaqueront sans délai, pas plus défrisés par ses 7 degrés Celsius que ses 14,5% d’alcool.

Les mauvaises langues diront que la carte du Tourbillon est si bon marché, si tentatrice, que c’en est dangereux pour qui prend le volant. Mais comme dans le quartier plus personne n’a de voiture depuis l’éradication des places de stationnement, l’aménagement d’une zone 30 et l’obligation de rouler propre les jours impairs et de pleine lune, le risque est désormais proche du zéro. Les habitués sont de toute façon des riverains circulant à pied – ou à quatre pattes après une certaine heure. »

Le propriétaire et tenancier se nomme Hocine. Un homme et une femme entrent, regardent autour d’eux et font des plans comme si le lieu allait leur être cédé. Mais c’est mal connaître Hocine, que la femme va essayer de dévoyer en lui parlant de son confrère Mr Selmoune . Hocine voit rouge:

« […]-En attendant, monsieur Selmoune a fait une plus-value de 300 000 euros et passe une paisible retraite chez lui, en Algérie. Vous pourriez en faire autant…

-Quoi? Retourne en Algérie? C’est ça que t’es en train de me dire?

La business woman perd de sa contenance.

-Mais enfin, monsieur, pas du tout…

Son compère prend aussitôt le relais:

« Ce que mon associée voulait dire, c’est qu’avec sa plus-value, monsieur Selmoune s’est fait construire un vrai palais au bled!

-Au bled? répète Hocine en arquant les sourcils.

-Ça ne vous dirait pas une belle résidence secondaire pour accueillir là-bas toute votre grande famille chaque été?

-Mais qu’est-ce que t’en sais si j’ai une grande famille là-bas, toi? s’emporte le barman. Et tu crois qu’on a tous envie de se taper deux jours de voyage pour aller cramer à 50 degrés à l’ombre dans un village sans eau courante? Moi, l’été, je fais comme tout le monde mon pote: j’emmène mes gosses à La Baule. »

Je vous mettrais bien la suite, mais je vous laisse le plaisir de la découvrir quand vous lirez ce texte vraiment réjouissant. Bref !

La musique est là aussi, avec de vrais musiciens. Mais dans notre histoire, ils ne jouent qu’à la presque fin. Mais y-a-t-il une « histoire »? Pas vraiment; c’est une atmosphère, des voix, des gestes, des discussions, sur les petites heures du jour arrivent la musique, les chansons, avec l’ivresse méticuleusement amenée à son apogée au bout de la nuit. Je vais vous le dire clairement, ce livre est une ambiance d’abord, qui se nourrit des vies et des humeurs de la faune du lieu. Hocine et le voisin du dessus – oui, il a un voisin au-dessus – qui se livrent une sorte de guerre d’usure. Get (sic) le pilier du lieu entouré de sa cohorte de « bras cassés » se réjouit de l’arrivée du jeune Gus, et le prend sous son aile ce qui laisse présager quelque chose d’inédit. Le jeune Gus, qui va vivre là une sorte de rite initiatique, repartira transformé après une nuit alcoolisée et musicale, sa désinhibition sera éclatante. C’est ainsi que je le comprends en tous cas. Et ça me plaît beaucoup. L’humour génial de l’auteur:

Cette fois-ci, Gus est fait. Venu en fin d’après-midi au Tourbillon prendre en théorie un café, mais en pratique un savon, le voici en début de soirée sur le point de prendre une caisse. Il déballe maintenant à Get les détails de sa rupture avec Nathalie alors que, deux heures plus tôt, il s’offusquait de l’ingérence du pochetron dans ses affaires privées. 

Tel est l’art du pilier: choisir patiemment une proie, identifier ses failles, puis,  au moment opportun, sortir de l’ombre, l’attirer avec un charme. Une fois que le poisson a mordu, il faut garder la ligne tendue, divertir, compatir, voire, pour les plus talentueux, enchanter. Alors, peu à peu, la prise cesse de se débattre et finit par se livrer d’elle même. »

Ainsi l’auteur nous convie là pour une soirée incroyable, une nuit assez hors du temps en compagnie bruyante et musicale. Les dialogues sont vraiment épatants, j’ai beaucoup ri, et suis sortie du « Tourbillon » avec l’envie de m’y rendre, l’envie qu’un tel endroit existe vraiment quelque part. Encore. Le fond musical, on l’entend, on voit les musiciens, et l’ivresse générale, et pas juste celle due à l’alcool. Un autre monde, un autre temps conservé en un lieu, mais un état d’esprit aussi. Une forme de liberté en tous cas. 

Hors du temps et de pas mal de conventions, le Tourbillon, ce roman, est un lieu dans lequel il faut entrer avec curiosité et on en sort certes un peu alcoolisé et sonné mais aussi avec de la musique plein les oreilles et une dose de vitalité aventureuse en plus. Nostalgie? Oui.  Mais l’envie de chercher un Tourbillon quelque part, aussi.

Belle découverte Aux Forges de Vulcain.

« La sainte paix » – André Marois, Héliotrope NOIR

La sainte paix par Marois« Et au milieu coule une rivière

Jacqueline observe la petite prairie déboisée de l’autre côté de la rivière. Neuf heures, c’est l’heure où la marmotte pointe son museau hors de son trou pour courir se réfugier dans son terrier numéro 2, sa résidence secondaire, comme elle l’appelle. Le siffleux est drôle avec son gros ventre qui traîne à terre. Sait-il que la vieille dame l’attend ainsi chaque matin? Et qu’elle ne rêve que d’une chose: le retrouver ainsi chaque matin? À soixante-quatorze ans, elle est plutôt en forme et espère bien suivre l’exemple de ses cousines, qui ont dépassé quatre-vingt printemps sans canne ni marchette. Elle a mal partout mais il paraît que c’est normal à son âge. En attendant elle se gave de Tylenol et d’Advil, même si ça fait de moins en moins d’effet. »

Voici le début de ce petit polar qui m’a bien amusée –  et ça fait du bien de temps en temps – avec Jacqueline Latourette (retraitée de Radio Canada ) et sa voisine Madeleine, atteinte de la maladie de Parkinson. Toutes deux vivent l’une en face de l’autre, séparées par la rivière Mastigouche tout de même. L’endroit est très beau, en pleine nature. Le troisième personnage de l’intrigue est Albin, une sorte d’homme à tout faire, qui aide surtout Jacqueline dans l’entretien de sa maison et de son terrain. Jacqueline, ses plaisirs quotidiens dans cet environnement:

« Ça sent l’hiver, même s’il n’a pas encore neigé. Les feuilles sont tombées et Jacqueline fait chauffer son poêle à bois depuis une semaine. L’herbe dans la petite prairie en face a jauni. Les asclépiades ont lâché leurs soies au gré du vent. Les colibris sont repartis vers le sud avec les monarques et les oies sauvages. Les bêtes qui restent ont la peau dure et le gras épais. La marmotte galope encore d’un terrier à l’autre, mais plus pour très longtemps. Une ourse est passée aussi, suivie de ses deux petits. »

Quand ces femmes avaient leur mari, tout se passait correctement, mais depuis leur veuvage elles ne s’adressent la parole que par politesse. Un jour funeste, Jacqueline apprend que Madeleine va vendre sa maison; sa maladie s’aggravant elle veut s’installer ailleurs dans un lieu moins reculé et plus sécurisant pour elle. Jacqueline, à l’idée de voir arriver peut-être une famille, des marmots, d’autres personnes, est très fâchée, même si Madeleine l’agaçait: adieu sa tranquillité et sa routine.

« Faut-il être sûr de son plan à cent pour cent avant de le mettre à exécution?

Ça dépend. Si tu as décidé d’envoyer des humains sur Mars, assure-toi que tes calculs sont fiables et que tes réserves d’oxygène et de papier toilette seront suffisantes. Mais si une part de ton plan repose sur une tempête de neige que tu dois affronter à pied alors que tu es septuagénaire, tu peux t’accorder une marge de manœuvre déraisonnable. Voilà ce que Jacqueline se répète en observant les premiers flocons qui descendent du ciel. »

Quant à Madeleine elle aura un destin funeste…Je ne vous dis rien de la suite, ce livre est très court, ce serait dommage de vous gâcher le plaisir. Un policier, Steve, et une jeune femme chargée de surveiller le respect écologique des lieux, Milène, vont avoir une enquête à mener enquête dans laquelle on les accompagne. Parce que tout de même, la mort de Madeleine sous plusieurs aspects leur semble vraiment bien suspecte.

Je vous conseille de ne pas lire la 4ème de couverture – comme souvent – mais en tous cas, ça ne va pas aller tout seul pour Jacqueline, qui veut conserver sa « sainte paix ».

Je me suis bien amusée avec ce livre qui se lit d’un coup d’un seul. Il y a là bien sûr le pittoresque que nous autres français trouvons au « parler » québécois, mais aussi l’universalité des travers humains divers et variés et puis la belle idée de l’auteur malicieux qui choisit deux vieilles dames pas toujours trop respectables pour cette enquête. 

« Jacqueline allume un petit joint avec son Zippo, tire quelques bouffées. Le CBD ne lui faisait plus grand effet, alors elle est passée au THC depuis un mois et elle trouve ça bien plus amusant. Une idée loufoque s’empare alors d’elle: Steve Mazenc pourrait racheter la maison de Madeleine pour s’y installer avec sa Schwarzkopf chérie. […]

C’est là qu’elle voit un gros SUV apparaître en face, près des deux épinettes. […]. D’un geste ample, tel le propriétaire des lieux, le père indique le paysage à sa femme, qui l’enlace et l’embrasse.

-C’est quoi ce bazar? »

Un bon moment de détente, j’ai bien aimé !

« Les doigts coupés » – Hannelore Cayre, Métailié Noir

« …Un permis de construire?…Avec le maire écolo qui fait une fixette sur les piscines, je te dis pas l’usine à gaz! Non, j’ai fait descendre Winiarczyk et ses gars pour creuser ni vu ni connu. On ne peut pas voir le chantier de la route de toutes les façons, même si on fait bien attention.

En prononçant le mot « piscine », Laurence jette machinalement un regard sur ses trois ouvriers polonais en train de manier la mini-pelleteuse.

-…Je viens de t’envoyer le lien de l’annonce. Tu vois la troisième vignette? Voilà, celle avec les arbres…On croirait que la maison est juste à flanc  de colline, mais en fait, entre les deux, il y a comme un éboulis de pierraille. Si on déblaye tous ces rochers, on aura juste la place pour le bassin dont une partie sera à l’ombre, ce qui est génial vu qu’en Dordogne, l’été, ça cogne. Attends, ne quitte pas…Y a mon Polack en chef qui s’agite…

Elle ouvre la fenêtre du salon:

-Oui, Slawek?

-Venir voir…

-Je peux te rappeler? Je crois qu’il  y a un blème. »

Un immense bonheur de retrouver Hannelore Cayre dans ce roman noir, qui débute avec ce cynisme de la bourgeoise qui enfreint toutes les règles, sûre de son impunité. Le « blème « , c’est un squelette surgi sous les charges de la pelleteuse. En Dordogne, dans la vallée de la Vézère, je crois bien qu’il ne faut pas trop creuser, il y a sans doute des os très âgés, des peintures, des trucs vraiment pas de la veille qui surgissent sous les pelleteuses.

Ce petit dialogue à l’acidité charmante ouvre un roman réellement original, qui m’a souvent fait rire, mais aussi captivée dans les passages documentés.

Nous rencontrons Oli, jeune femme pleine de vie et d’intelligence, et sa communauté, 35 000 ans avant notre ère. Le roman alterne sans gêne de lecture la vie d’Oli et des siens et les rapports des anthropologues sur les découvertes surgies au fil des fouilles et des chantiers de construction illégaux . Oli, les siens et les autres:

« La dernière fois que les siens étaient tombés sur d’autres gens, elle était encore toute jeune, mais elle s’en souvenait comme d’un bouleversement de leur vie à tous. Comme si le fait, pour les membres de sa famille, d’être sortis pendant un  temps de l’étroitesse de la hutte avait suffi à changer en profondeur le caractère de chacun et les relations qu’ils avaient entre eux. […]. Ils avaient rencontré une autre tribu. Elle ne se rappelait plus combien ils étaient; au moins le double d’eux. Tout ce dont elle se souvenait, c’était d’avoir joué avec d’autres enfants qui n’étaient pas de sa famille pendant que les adultes se grimpaient dessus à longueur de journée. Les hommes avaient également profité de leur nombre pour aller chasser ensemble de grosses proies, jusqu’au jour où l’un d’eux avait été embroché par un rhinocéros laineux. »

Cette histoire est passionnante, en plus d’être drôle. Si Hannelore Cayre met en scène nos ancêtres avec un humour ravageur et beaucoup d’ironie – en particulier quand il s’agit des hommes – on apprend pas mal de choses sur ces personnes qui vivaient alors dans des abris sous roche ou des grottes. « Personnes », oui, pas des humanoïdes grognant comme des animaux. L’autrice a mis un vrai langage dans la bouche de ses personnages.

Oli est l’héroïne du livre, plus maline, plus intelligente, plus vive d’esprit, c’est elle qui fera avancer l’art de la chasse et l’amélioration des cerveaux.

« Comme ce jour où, après avoir observé immobile des glaçons en train de goutter du haut de l’abri sous roche, elle s’était écriée: « La glace, l’eau: c’est la même chose dans un état différent; seulement la température change! Pareil pour la graisse: dure lorsqu’elle est froide, liquide si on la chauffe. Ça doit donc être le cas pour tout, y compris pour la pierre. »

« T’as rien de plus utile à faire qu’à regarder fondre les glaçons? » lui avait rétorqué sa mère. »

Prenant des risques, maltraitée – on lui coupera le pouce, à d’autres d’autres doigts – c’est elle la meneuse et c’est elle qui est le pilier de ce livre remarquable . C’est un roman féministe au sens le plus beau du terme – oui, ça fait grincer en ce moment, ce mot – qui démontre via les recherches d’anthropologues, paléontologues, philosophes, sociologues et autres scientifiques citées ( oui, ce sont majoritairement des femmes ) à  la fin du roman, qui démontre donc que la femme a grandement contribué à l’évolution de l’espèce humaine, et ce malgré tous les barrages posés et malgré la domination masculine, expliquée en note de fin par Paola Tabet, anthropologue:

« À part de très rares exceptions, dans la totalité des tribus observées par les ethnologues du XXe siècle, les femmes ne peuvent fabriquer les armes ou l’outillage, même celui qui leur sert dans leur travail. Elles dépendent pour cela entièrement des hommes qui contrôlent les matières premières. C’est là, exactement, que se trouve le socle de la domination masculine. Sans ce sous-équipement et cette possibilité d’exercer violence et mutilation, les  hommes n’auraient jamais pu atteindre une appropriation aussi totale des femmes, une telle utilisation de leur travail et de leur corps. »

La procréation et l’enfantement sont aussi des sujets qui donnent des pages d’anthologie, des pages vraiment drôles, mais sur un sujet grave, qui ne finit pas d’exister encore de nos jours en ce bas monde.

Mais Oli , toute téméraire qu’elle soit, est avant tout une femme. Et au grand dam du vieil oncle, l’oncle aîné, le chef de la communauté, Oli est intelligente, astucieuse, bricoleuse et surtout chasseuse…Tout ce qu’une femme ne doit pas être. La chasse en particulier est réservée aux hommes et pour ça on coupe des doigts aux femmes, témoignage de ce fait avec les empreintes vues dans les cavernes. La femme est celle sur qui les hommes sautent à tout bout de champ, celle qui de fait met au monde des enfants ( plein ), et qui nettoie la grotte, et prépare les bêtes ramenées par les hommes. Mmmm ça nous rappelle quelque chose, non? Merci Oli ! Une éclaireuse en quelque sorte pour l’humanité.

« Elle pencha la tête sur le côté tout en l’observant sans dire mot, puis interrogea l’obscurité du fond de la grotte:

-Jusque là j’ai fermé les yeux en espérant qu’un jour les choses s’arrangent et qu’on arrête de me couper les doigts, de me frapper ou de me pénétrer de force…J’ai espéré comme toutes celles qui ont appliqué leur main sur les parois de cette grotte que quelque chose change. Tu as dû les voir, les pochoirs, non? Tu as vu comme elles sont nombreuses, ces femmes? Elles lui ont toujours parlé à elle, mais jamais à moi. Pas un mot. Jusqu’à aujourd’hui. Là, enfin, je les entends! Et tu sais ce qu’elles me disent? Qu’elles sont contentes de te savoir ici, auprès d’elles, toi qui es en bout de lignée des Oncles -aînés… »

Je n’ai qu’un conseil à vous donner, c’est de lire ce roman ô combien passionnant, documenté sans lourdeur, émouvant et réjouissant.

Les références données à la fin, je les ai toutes notées, parce que ça donne réellement envie de les lire.

Bref, vous aurez compris que voici un roman peu ordinaire, ça se lit d’une traite, ça se savoure, c’est brillant.

J’ai adoré cette lecture jubilatoire et instructive.

« Sous prétexte que les mots des habitants de la préhistoire ne se sont pas fossilisés au même titre que leurs os, il a été décidé de les représenter comme des êtres frustes ou grotesques communiquant entre eux par des grognements d’animaux. Or, nos ancêtres sapiens sont de  » vrais gens »; seuls les progrès techniques, le développement culturel et surtout leur intime connexion avec la nature expliquent nos différences.

Médire, raconter des histoires le jour, la nuit, à la chasse, autour du feu ou en taillant des pierres…Façonner le réel, transmettre des informations pour se faire des amis, pratiquer l’ironie, inventer sans cesse de nouveaux mots, créer des mythes pour expliquer l’inexplicable, sont les marques de fabrique de l’humanité. »

Un des livres les plus intelligents et drôles de ceux que j’ai lus depuis le début de cette année.