« De neige et de vent » -Sébastien Vidal, éditions Le Mot et Le Reste

De neige et de vent par Vidal« C’est un vent féroce. C’est un hurlement. C’est un lieu perdu. La bise violente une armée de flocons affolés. Elle passe en sifflant comme un serpent sur un corps à demi enseveli dans la neige. Sous son souffle, une mèche de cheveux se soulève et frémit. À côté de la tête dont les yeux éteints fixent le ciel, une larme rouge cinglante sur les cristaux blancs; une unique goutte de sang figée par le froid. »

Voici donc comment débute ce roman qui m’a tenue captive, lu d’une traite. Première lecture pour moi de Sébastien Vidal, ce ne sera probablement pas la dernière. Le corps d’une jeune femme assassinée, et sans doute violée, son visage livide, les yeux ouverts tournés vers le ciel.  Un peu plus bas se profile la silhouette d’un homme accompagné de son chien, pris dans une tempête de neige par un froid de gueux. Ils marchent et se rendent en Italie. Les voici donc arrivés vaille que vaille au village de Tordinona où l’homme, Victor, décide de trouver un abri pour la nuit, avant de poursuivre sa route. Le panneau à l’entrée du village:

« Il est presque quinze heures et on dirait que la nuit tombe. Ils parviennent au panneau signalétique du bourg déjà à moitié enseveli. L’homme gratte de sa main gantée la neige et le givre qui le recouvrent et il tremble comme s’il allait s’effondrer. Le nom apparaît sous les flocons, en noir sur fond blanc ceinturé d’une bande rouge, TORDINONA. L’arrivant se penche et se rapproche pour lire une phrase inscrite à la peinture sous le nom du village:

VOUS POUVEZ ENCORE FAIRE DEMI TOUR. »

En même temps, Marcus et Nadia, gendarmes, s’apprêtent à redescendre dans la vallée. Marcus nous propose une « présentation » des Tordinonnais, qui fait comprendre que cet endroit est hostile à tout ce qui vient d’ailleurs. Je ne vous mets qu’un petit extrait, pour ne pas vous gâcher le plaisir

 » Ici, on n’aime pas le changement, donc on n’aime pas les étrangers, même les touristes, qu’ils aillent se faire escroquer ailleurs. Ici, on vivote entre têtes connues, on se parle avec des mots familiers, et les allures et les profils, les traits de caractère, sont plus fiables que les cartes de visite et les réputations. Le village se meurt, mais au moins les Tordinonais meurent entre eux. Marcus sourit, parce que les Tordinonais, il les appelle les tordus. »

Quant à la jeune femme morte, trouvée par le garde-champêtre, il s’agit de la fille du maire Basile Gay. Et vous aurez compris que Victor, ce voyageur, sera la cible toute désignée pour la vindicte des villageois, tout comme le sont les habitants de la ferme Arc-en-ciel. Le patron du café où Victor se met au chaud un moment, va l’envoyer d’ailleurs à la ferme Arc-en-Ciel, une exploitation agricole alternative, avec des brebis, des hommes et des femmes qui font des fromages, imaginez quel courage et quelle ténacité ils ont pour rester là…Bref. Victor ira donc s’y réfugier et ce sera le mieux pour lui et son compagnon. Pensant à eux, Basile Gay, le maire:

« Il ne les aime pas parce qu’ils sont trop différents d’eux, les villageois, les gens d’ici. Qu’est-ce que c’est que ces coiffures de délinquants, ces queues-de-rat dégueulasses, ces allures toujours négligées. Et puis on ne sait pas trop ce qu’ils fabriquent dans leur ferme. On n’y va pas. Si ça se trouve ils trafiquent de la drogue, le fromage c’est juste une couverture. Un hippie ne peut pas être un vrai paysan. Un paysan, ça bosse, ça n’a pas peur de faire des heures, alors qu’un branle-la -nouille de fumeur de chichon, ça n’en fout pas une rame. Ils sont fatigués d’être fatigués. Basile n’aime pas les étrangers, ça le rassure de rester avec des têtes connues, des gens qui sont de souche sûre, dont la famille est d’ici. Ils sont plusieurs à soupçonner ceux de la ferme de faire passer des clandestins d’Italie. « 

(Cet extrait « me parle »…j’en connais des comme Basile…hélas…)

Tandis que les gendarmes redescendent ils trouvent le maire, le garde-champêtre et la jeune morte bleuie et gelée. Voici le nœud. C’est là que se joue la suite de ce roman où le talent de l’auteur installe une tension de plus en plus forte, une dramaturgie même, compte tenu des figures qui nous sont décrites. Des hommes, qui n’aiment pas les inconnus, des femmes, qui se taisent – et qui ne dit rien consent? -.

Va se dérouler une tragédie, les tensions allant crescendo, et je vous assure que ça vaut la peine d’entrer dans ce huis-clos glacé. J’ai failli oublier d’évoquer Vosloo… Vous verrez, c’est lui aussi un « sacré personnage »… Et puis l’évocation de Walt Longmire mon shérif préféré de Craig Johnson lors d’une discussion entre Nadia, Marcus et Victor, qui a des racines Blackfoot:

« …Voilà pourquoi je suis  mat de peau, noir de cheveux et avec les yeux légèrement bridés. J’ai du sang français, limousin et breton, entre autres, mélangé à du sang blackfoot et Arapaho.

-C’est une sacrée histoire. Vous êtes allé aux Etats-Unis? J’imagine que cette partie de vos origines vous intrigue.

-Pas encore, c’est un projet. J’irai sur les traces de mon ancêtre, j’irai voir ce pays démesuré dans tous les sens du terme. J’ai une tante et un oncle encore vivants là-bas, dans la réserve de Wind River, dans le Wyoming.

-Oh! Le Wyoming! Je connais! s’exclame Marcus. Enfin, je connais, je n’y suis jamais allé, mais je lis souvent les aventures d’un shérif qui sévit là-bas, dans le comté fictif d’Absaroka. »

Sébastien Vidal va nous confier la vie et l’histoire des personnages majeurs du livre, Nadia, Marcus et Victor, tous prennent de l’épaisseur au fil des pages, et ils nous attachent inévitablement. Quant aux Tordinonais, on va pénétrer leur noirceur, leur vilenie, leurs vices jusqu’au dégoût. Va se livrer une vraie guerre, qui ira très très loin et laissera le village anéanti ou presque. 

Ce qui est remarquable dans ce roman c’est la maîtrise constante de l’équilibre entre les parties, la faction défense de la justice et la faction des villageois ( je dirais volontiers  » faction des bourrins », mais c’est faire injure aux chevaux, même aux mauvais ), ces « gens d’ici » qui n’ont rien à f….. de la justice officielle. L’auteur a un grand talent pour poser un décor que je n’hésiterai pas à qualifier de shakespearien, par sa force dramatique qui mêle les éléments naturels et la nature humaine sous toutes ses formes, sans oublier la pointe d’ironie qui agrémente le tout. Les personnages représentant l’ordre public sont loin d’être parfaits – leurs histoires respectives s’égrènent au fil des pages – , mais l’auteur, (ancien gendarme) en a fait des êtres humains « vrais », c’est à dire avec des défauts bien sûr, mais aussi des qualités humaines évidentes et le sens du collectif. Et puis il y a Victor, qui marche avec son ami le chien, Victor qui écrit, écrit, écrit encore. Un très beau personnage, Victor.

Je me refuse à en dire plus, mais que vous aimiez le polar ou que vous n’en soyez pas un grand amateur, il vous faut lire cette histoire, plus humaine au fond que criminelle, si juste par son regard sur « les gens », puissante par sa description des éléments, partie prenante de cette histoire. Bien sûr, bien évidemment un gros coup de cœur. 

Demain, un entretien avec Sébastien Vidal . Merci à lui !

« La théorie des ondes » – Pascale Chouffot, Rouergue Noir

« C’était le 15 novembre 2007. C’était bien après les guerres.

Comme quelque cinq cents hommes et femmes, il avait reçu ce matin-là son carton d’invitation. Ainsi, la rumeur venait de prendre corps sous ses doigts, bien qu’il eût voulu l’ignorer. Il soupesa d’abord l’enveloppe, devinant la lourdeur des mots imprimés à l’encre grasse sur le papier de luxueux grammage, à n’en pas douter, il porta à son nez et sa mémoire cette fragrance de charité triomphante, il posa le fardeau sur la table de la cuisine, choisissant de l’offrir au blanc cru du néon qui s’esclaffait sur sa toile cirée, choisissant, in fine, de l’abandonner à des mains sans conteste plus robustes que les siennes. Celles de sa femme.

La Saône, mutique, n’avait plus envahi de son murmure herbeux les friches depuis l’hiver précédent, et toutes les routes pouvaient encore mener aux usines, encore que…avait-il osé penser au cours d’une seconde trop vagabonde. »

C’est sur un prologue énigmatique que débute ce roman, un beau pavé que j’ai beaucoup aimé. L’histoire qui suit ce prologue débute en février 2013, et se déroule à Chalon sur Saône. La ville vient de subir la fermeture de l’usine Kodak, laissant un grand nombre de travailleurs sur le carreau, et puis février est le temps du Carnaval, important dans cette ville.

En même temps, la police extirpe de l’eau le corps d’une jeune fille. Et celui-ci s’ajoute à d’autres, sans que le lien ne soit encore fait entre ces meurtres, car ce sont des meurtres.

Le personnage principal, l’héroïne du roman, c’est Catherine Gauthier, ex- flic à la PJ ferroviaire. A la suite d’un grave accident de moto, elle ne ressent plus la douleur. Maître Pierson vient un jour lui demander sa coopération, alors qu’elle est en convalescence; il sait qu’elle fût une très bonne flic de terrain et c’est ce qu’il recherche.

Depuis, elle et lui ont régulièrement des échanges privilégiés sur les dossiers en cours. Comme l’affaire Martin, petit dealer « fils à papa ».

« La loterie du prétoire. Et tout ça pour me donner bonne conscience. Enfin, c’est ce que me dit ma femme. Elle aimerait bien que j’arrête de jouer au bon samaritain. Mais qu’est-ce que je m’emmerderais! Alors, des petits cons comme le fils Martin, je m’en moque: il pourra faire toutes les saloperies du monde, papa et maman banqueront, et il se prendra trois mois fermes. Y a pas de justice dans ce pays…

-C’est ça: vous leur obtenez toujours juste de quoi se remettre en forme au placard, et hop! Trois mois après, ils sont dehors!

-Hé hé…laissez tomber un peu votre costard de flic. Vous savez bien qu’emmerder la police, ça me plaît aussi! »

Alors que le carnaval envahit la ville, un homme choisit sa proie dans la foule:

« La gamine, à l’odeur, était fraîche de douze printemps. »

Cette simple phrase fait froid dans le dos, et les pages et chapitres qui suivent vont entraîner le lecteur dans une sorte de tribulation angoissante, tendue. Entre les résonnances du chômage dans la population, les petites mortes retirées de l’eau et la folie du carnaval, tout est bruyant, inquiétant, la cohue recèle des personnages sur lesquels s’arrête l’autrice parfois. Des hommes, des gamines…

Enfin on va rencontrer des notables, leurs épouses qui se préparent à une grande soirée. On voit pourquoi Pierson a engagé Catherine. Il souhaite rouvrir les dossiers classés sans suite des jeunes mortes ramenées par la Saône tandis que de son côté le commissaire de la Criminelle Jean-Pierre Renaud va traquer un assassin qui court encore.

Ce sera un travail semé d’embûches de toutes sortes, compliqué par le Carnaval, la foule, le bruit, les multiples facilités pour se cacher, ou disparaître. 

Ce que je trouve important de dire sur ce roman, c’est d’abord que l’écriture est vraiment excellente, que chaque personnage prend vie et visage sous la plume acérée de Pascale Chouffot. Mais pour moi, le « clou » de l’histoire est au cœur du livre: un retour au début du siècle passé, en 1911, et à une page d’histoire triste et parfois sordide. Il s’agit des « colonies » du Morvan où étaient envoyés les orphelins de Paris. En à peine 40 pages, on apprend le sort parfois atroce de ces enfants. Et on comprend ensuite aussi pourquoi cette histoire trouve sa place dans l’enquête. Ça, c’est réellement une formidable idée. Je vous propose de lire l’article ci-dessous, très intéressant

https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/l-histoire-des-petits-paris-ces-enfants-de-l-assistance-publique-places-dans-le-morvan-2052607.html

C’est donc un roman d’une grande richesse narrative. Nous présentant l’une après l’autre les familles des jeunes filles mortes, l’histoire peu à peu fait percer une logique, des liens entre les protagonistes de l’histoire, les édiles, la foule, les parents, les disparues. Tout ça dans une ambiance assez folle, bruyante, inquiétante même, sur les bords de la Saône qui porte ses secrets. Roman passionnant par les sujets amenés qui finalement s’imbriquent donc les uns aux autres en un tableau qui va et vient du grotesque du Carnaval à la peinture sociale, instillant peu à peu les vices, les mensonges, les travers, les choses cachées et honteuses. Il faut bien dire que le personnage de Catherine porte le roman; complexe, torturée – bien que ne ressentant pas la douleur physique -, tenace, extrêmement attachante, en fait. Les femmes sont très présentes dans cette histoire aussi, et d’ailleurs dans les enquêtes sur les jeunes filles, ce sont elles surtout qui témoignent, qu’on voit réagir, chacune à sa manière. Il y a là une belle « étude » de caractères.

Ce livre est vraiment remarquable, il capte et fascine, il nous embarque dans cette foule – moi qui la craint tant – et dans les salons bourgeois tout autant que chez des gens dits ordinaires, des mères flétries et tristes, en colère, et réclamant justice. Et puis bien sûr il y a les fantômes des jeunes mortes qui hantent tout le récit. Ceci avec toujours chez Catherine l’obsession de trouver la vérité et les coupables. Un bon gros pavé qui se dévore avec fébrilité . Remarquable ! Jusqu’à la fin:

« La naissance d’un drame est indubitablement question d’ignorance. Tout au moins de perte: de soi, des autres, du passé oublié au profit d’un avenir sans cesse plus urgent, plus rapide, sans pieds ni jambes pour tenir debout. Une ignorance qui, gonflée par la peur comme ici cette rivière en crue, se répandait, avait tout permis et permettait tout encore. Y compris de faire imploser des usines et exploser des vies. Il y avait peu, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme s’était approprié le mot « révolution » pour justifier sa quête du profit; en réalité, ces monstres-là ne se cachaient plus. »

Remarquable roman, écriture brillante, une grande intelligence et  beaucoup de sensibilité. J’ai adoré cette lecture, d’autant que j’ai pu entendre Pascale Chouffot en conférence sur « Les violences faites aux femmes » et j’ai retrouvé dans son propos l’équilibre, la justesse et la délicatesse déposée par sa plume dans ce roman néanmoins très noir. 

« Prendre son souffle » – Geneviève Jannelle, éditions Québec Amérique

Prendre son souffle par Jannelle« Il eut mieux valu que je ne te rencontre jamais, amour de ma vie. Mais voilà, c’est arrivé. Je me dis parfois que je suis injuste, qu’un tour de montagnes russes avec toi vaudra toujours mieux qu’une vie entière dans la grande roue avec qui que ce soit d’autre. Reste qu’il y a  de ces jours où, au plus profond de mon ventre, je souhaiterais ne pas avoir traîné au lit, ce matin-là. J’aurais eu le temps de prendre un café à la maison et ne me serais pas trouvée sur ton chemin de cycliste pressé, mon latté à la main. Tu ne m’as pas renversée mais c’est tout comme. »

Un roman d’amour insensé, magnifique, bouleversant. Cru et cruel. Ces deux adjectifs vont très bien à cette histoire. Loin de ce qui peut exister de pire dans les romans d’amour, voici un livre qui nous atteint en plein cœur avec ce que la vie parfois peut nous réserver d’amour, de passion folle mais aussi de violence et de cruauté. Nous donner un immense bonheur pour nous l’arracher dans d’odieuses souffrances. C’est de ça dont il est question ici. D’amour fou et de douleur inextinguible.

Un jour ordinaire, « accident » de vélo, une rencontre fortuite et l’éblouissement, la folie des corps qui se met en marche, l’emballement des cœurs, le souffle coupé à la première rencontre. L’amour fou, quoi…

Les corps. Parlons-en… Le corps d’Eden, – car ce beau jeune homme sportif se prénomme ainsi -,  son corps donc, comme le furent ceux de sa sœur et de son frère –  est atteint de « l’ataxie de Friedrich », maladie neuro – dégénérative invalidante puis fatale.

« Tu as mis un certain temps à me parler de ta famille, et quand tu l’as fait, c’était de façon évasive, en la qualifiant de défectueuse. Tu n’as pas voulu t’expliquer. J’ai imaginé bien des scénarios qui pourraient coller à ce mot. Que veux- tu, c’est tout moi, ça: curieuse avec beaucoup d’imagination. Ton secret m’obsédait. Un père alcoolique? Des parents séparés à couteaux tirés depuis toujours? Une famille rongée par de vieilles chicanes intestines? Un frère en prison? Ou encore une famille née de l’inceste, où ton père et ta mère étaient en fait frère et sœur? J’étais loin du compte. »

On l’apprend assez vite parce qu’Eden se doit de le dire à cette femme dont il est éperdument amoureux. Il va lui expliquer ce mal qui lui a enlevé deux êtres chers. Alors ils vont vivre intensément, voyager partout dans le monde, dévorer la vie autant que possible.

« Tu voulais voir le monde et je voulais te voir voir le monde. Alors nous avons vidé nos banques de vacances compulsivement et pris des semaines à nos frais quand ça ne suffisait pas. Ça ne faisait pas l’affaire de tous les patrons, alors nous bougions. Ciao bye! »

C’est cet amour fulgurant que nous raconte l’autrice avec un incroyable talent qui essaye d’éviter les larmes – ou presque -. Elle raconte la soif et l’urgence pour ce couple à vivre intensément chaque moment.

« Nous vivions totalement dans le moment présent. 

Que faire d’autre quand on n’a pas d’avenir? »

Quand la maladie va faire véritablement son entrée dans leur vie de couple, ils vont tout tenter. Eden a dit à Anaïs qu’elle devra le quitter quand il ne pourra plus lui faire l’amour. Et quand ce moment arrive, après avoir usé de quelques stratégies pour quand même s’aimer encore, quand la tragédie va exploser dans leurs cœurs et leurs corps, ils feront appel à un homme, un troisième, pour les ébats sexuels. Il s’avérera que ça ne pourra pas fonctionner longtemps. Vous lirez pourquoi, et comment Anaïs, finalement, accompagnera Eden jusqu’au bout, après des détours infructueux. Rien que d’écrire ceci, j’ai des frissons dans le dos. 

« Me prendre dans tes bras semblait difficile. Tes mains répondaient mal. Ta tête reposait dans un drôle d’angle. Toi autrefois si beau, si fort, si viril, tu ne t’allais plus à la cheville. Tu étais…si diminué. Ça me faisait mal. Chaque jour, ça me serrait le cœur à m’en donner des douleurs à la poitrine. Te voir trébucher sur mon nom. Te voir laisser tomber un objet. Un autre. Un de plus. Te voir te lever péniblement de ton fauteuil pour aller cueillir un livre trop haut et y retomber comme si tu venais de gravir le Kilimandjaro. Mal, mal, mal, j’avais mal. Tout le temps, chaque fois que je te regardais.

Ce soir-là, me recroqueviller sur tes genoux a été ma façon de ne pas te regarder. Enfouir ma tête contre ton torse et fermer les yeux.

-Va-t’en ‘naïs. Lé pas to tard. »

Quoi qu’il en soit, je ne raconte rien de plus, ce roman est d’une grande force, d’une infinie tristesse, mais aussi très très beau dans une écriture qui nomme les choses sans détours; mais il dit aussi que la vie, même comblée d’amour, parfois ne peut pas être sauvée, que la mort avance comme une ombre jusqu’à ce qu’elle envahisse tout et que c’est inexorable et fatal. Le cœur d’Anaïs ne cessera de battre pour son homme, Eden, le seul, son unique amour.

« Un deuxième amour ne ferait que porter ombrage à la grandeur de ce que nous avions eu, toi et moi. Comme si c’était imitable. Remplaçable. Et ça ne l’était pas. »

Alors vous savez, je ne suis pas une grande adepte des histoires d’amour comme seul sujet d’un livre. Mais là, réellement, c’est bien plus qu’une histoire, c’est une sorte de leçon qui n’en a pas l’air. Une leçon de vie, à garder pour quand ça va mal, pour les jours qui parfois deviennent ténébreux, pour les découragements. Une leçon magnifique, jusqu’au bout. 

Contrairement à ce qui est dit en 4ème de couverture, je ne crois pas qu’Anaïs fasse « les pires choix ». Pour moi, non, tout au contraire, avec un énorme courage elle choisit de vivre son amour, quelles que soient les souffrances qu’elle endurera.

Un très beau livre, fort, difficile parfois, très troublant aussi. J’ai vraiment adoré cette histoire qui, je pense, peut donner également à réfléchir sur ce qu’on attend de la vie. Bravo. C’est un gros coup de cœur.

Anaïs écrit à Eden, le temps des adieux, quatre dernières pages bouleversantes, juste un extrait:

« J’ai écrit ces deux dernières phrases lentement, alignant les mots un à un, chacun portant tout le poids de mon amour pour toi: « Je ne sais pas si j’ai su t’aimer correctement. De la bonne façon. Mais je t’aime. » et pouf.

Après le point final, de battre, mon cœur s’est arrêté.

De battre, ou de se battre. C’est selon.

Mais il s’est littéralement arrêté. »

Gros coup de cœur et j’ai choisi ce morceau pour dire adieu à Eden:

« Les doigts coupés » – Hannelore Cayre, Métailié Noir

« …Un permis de construire?…Avec le maire écolo qui fait une fixette sur les piscines, je te dis pas l’usine à gaz! Non, j’ai fait descendre Winiarczyk et ses gars pour creuser ni vu ni connu. On ne peut pas voir le chantier de la route de toutes les façons, même si on fait bien attention.

En prononçant le mot « piscine », Laurence jette machinalement un regard sur ses trois ouvriers polonais en train de manier la mini-pelleteuse.

-…Je viens de t’envoyer le lien de l’annonce. Tu vois la troisième vignette? Voilà, celle avec les arbres…On croirait que la maison est juste à flanc  de colline, mais en fait, entre les deux, il y a comme un éboulis de pierraille. Si on déblaye tous ces rochers, on aura juste la place pour le bassin dont une partie sera à l’ombre, ce qui est génial vu qu’en Dordogne, l’été, ça cogne. Attends, ne quitte pas…Y a mon Polack en chef qui s’agite…

Elle ouvre la fenêtre du salon:

-Oui, Slawek?

-Venir voir…

-Je peux te rappeler? Je crois qu’il  y a un blème. »

Un immense bonheur de retrouver Hannelore Cayre dans ce roman noir, qui débute avec ce cynisme de la bourgeoise qui enfreint toutes les règles, sûre de son impunité. Le « blème « , c’est un squelette surgi sous les charges de la pelleteuse. En Dordogne, dans la vallée de la Vézère, je crois bien qu’il ne faut pas trop creuser, il y a sans doute des os très âgés, des peintures, des trucs vraiment pas de la veille qui surgissent sous les pelleteuses.

Ce petit dialogue à l’acidité charmante ouvre un roman réellement original, qui m’a souvent fait rire, mais aussi captivée dans les passages documentés.

Nous rencontrons Oli, jeune femme pleine de vie et d’intelligence, et sa communauté, 35 000 ans avant notre ère. Le roman alterne sans gêne de lecture la vie d’Oli et des siens et les rapports des anthropologues sur les découvertes surgies au fil des fouilles et des chantiers de construction illégaux . Oli, les siens et les autres:

« La dernière fois que les siens étaient tombés sur d’autres gens, elle était encore toute jeune, mais elle s’en souvenait comme d’un bouleversement de leur vie à tous. Comme si le fait, pour les membres de sa famille, d’être sortis pendant un  temps de l’étroitesse de la hutte avait suffi à changer en profondeur le caractère de chacun et les relations qu’ils avaient entre eux. […]. Ils avaient rencontré une autre tribu. Elle ne se rappelait plus combien ils étaient; au moins le double d’eux. Tout ce dont elle se souvenait, c’était d’avoir joué avec d’autres enfants qui n’étaient pas de sa famille pendant que les adultes se grimpaient dessus à longueur de journée. Les hommes avaient également profité de leur nombre pour aller chasser ensemble de grosses proies, jusqu’au jour où l’un d’eux avait été embroché par un rhinocéros laineux. »

Cette histoire est passionnante, en plus d’être drôle. Si Hannelore Cayre met en scène nos ancêtres avec un humour ravageur et beaucoup d’ironie – en particulier quand il s’agit des hommes – on apprend pas mal de choses sur ces personnes qui vivaient alors dans des abris sous roche ou des grottes. « Personnes », oui, pas des humanoïdes grognant comme des animaux. L’autrice a mis un vrai langage dans la bouche de ses personnages.

Oli est l’héroïne du livre, plus maline, plus intelligente, plus vive d’esprit, c’est elle qui fera avancer l’art de la chasse et l’amélioration des cerveaux.

« Comme ce jour où, après avoir observé immobile des glaçons en train de goutter du haut de l’abri sous roche, elle s’était écriée: « La glace, l’eau: c’est la même chose dans un état différent; seulement la température change! Pareil pour la graisse: dure lorsqu’elle est froide, liquide si on la chauffe. Ça doit donc être le cas pour tout, y compris pour la pierre. »

« T’as rien de plus utile à faire qu’à regarder fondre les glaçons? » lui avait rétorqué sa mère. »

Prenant des risques, maltraitée – on lui coupera le pouce, à d’autres d’autres doigts – c’est elle la meneuse et c’est elle qui est le pilier de ce livre remarquable . C’est un roman féministe au sens le plus beau du terme – oui, ça fait grincer en ce moment, ce mot – qui démontre via les recherches d’anthropologues, paléontologues, philosophes, sociologues et autres scientifiques citées ( oui, ce sont majoritairement des femmes ) à  la fin du roman, qui démontre donc que la femme a grandement contribué à l’évolution de l’espèce humaine, et ce malgré tous les barrages posés et malgré la domination masculine, expliquée en note de fin par Paola Tabet, anthropologue:

« À part de très rares exceptions, dans la totalité des tribus observées par les ethnologues du XXe siècle, les femmes ne peuvent fabriquer les armes ou l’outillage, même celui qui leur sert dans leur travail. Elles dépendent pour cela entièrement des hommes qui contrôlent les matières premières. C’est là, exactement, que se trouve le socle de la domination masculine. Sans ce sous-équipement et cette possibilité d’exercer violence et mutilation, les  hommes n’auraient jamais pu atteindre une appropriation aussi totale des femmes, une telle utilisation de leur travail et de leur corps. »

La procréation et l’enfantement sont aussi des sujets qui donnent des pages d’anthologie, des pages vraiment drôles, mais sur un sujet grave, qui ne finit pas d’exister encore de nos jours en ce bas monde.

Mais Oli , toute téméraire qu’elle soit, est avant tout une femme. Et au grand dam du vieil oncle, l’oncle aîné, le chef de la communauté, Oli est intelligente, astucieuse, bricoleuse et surtout chasseuse…Tout ce qu’une femme ne doit pas être. La chasse en particulier est réservée aux hommes et pour ça on coupe des doigts aux femmes, témoignage de ce fait avec les empreintes vues dans les cavernes. La femme est celle sur qui les hommes sautent à tout bout de champ, celle qui de fait met au monde des enfants ( plein ), et qui nettoie la grotte, et prépare les bêtes ramenées par les hommes. Mmmm ça nous rappelle quelque chose, non? Merci Oli ! Une éclaireuse en quelque sorte pour l’humanité.

« Elle pencha la tête sur le côté tout en l’observant sans dire mot, puis interrogea l’obscurité du fond de la grotte:

-Jusque là j’ai fermé les yeux en espérant qu’un jour les choses s’arrangent et qu’on arrête de me couper les doigts, de me frapper ou de me pénétrer de force…J’ai espéré comme toutes celles qui ont appliqué leur main sur les parois de cette grotte que quelque chose change. Tu as dû les voir, les pochoirs, non? Tu as vu comme elles sont nombreuses, ces femmes? Elles lui ont toujours parlé à elle, mais jamais à moi. Pas un mot. Jusqu’à aujourd’hui. Là, enfin, je les entends! Et tu sais ce qu’elles me disent? Qu’elles sont contentes de te savoir ici, auprès d’elles, toi qui es en bout de lignée des Oncles -aînés… »

Je n’ai qu’un conseil à vous donner, c’est de lire ce roman ô combien passionnant, documenté sans lourdeur, émouvant et réjouissant.

Les références données à la fin, je les ai toutes notées, parce que ça donne réellement envie de les lire.

Bref, vous aurez compris que voici un roman peu ordinaire, ça se lit d’une traite, ça se savoure, c’est brillant.

J’ai adoré cette lecture jubilatoire et instructive.

« Sous prétexte que les mots des habitants de la préhistoire ne se sont pas fossilisés au même titre que leurs os, il a été décidé de les représenter comme des êtres frustes ou grotesques communiquant entre eux par des grognements d’animaux. Or, nos ancêtres sapiens sont de  » vrais gens »; seuls les progrès techniques, le développement culturel et surtout leur intime connexion avec la nature expliquent nos différences.

Médire, raconter des histoires le jour, la nuit, à la chasse, autour du feu ou en taillant des pierres…Façonner le réel, transmettre des informations pour se faire des amis, pratiquer l’ironie, inventer sans cesse de nouveaux mots, créer des mythes pour expliquer l’inexplicable, sont les marques de fabrique de l’humanité. »

Un des livres les plus intelligents et drôles de ceux que j’ai lus depuis le début de cette année.

« Zorrie » – Laird Hunt, éditions Globe, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut ( États-Unis )

Zorrie par Hunt » I

sortant de l’ombre pour entrer au soleil

Zorrie Underwood était connue dans tout le comté pour avoir travaillé dur depuis plus de cinquante ans, aussi fut-elle troublée quand enfin la houe se mit à lui glisser des mains, le couteau à éplucher à lui glisser des doigts, le souffle à s’échapper en bouffées courtes de ses poumons et, au beau milieu de la journée, il lui fallut s’allonger. »

Quel beau roman, quel superbe et émouvant portrait de femme . Je n’ai lu que « Neverhome » de Laird Hunt, et j’ai été ici encore été touchée par cette écriture délicate, qui souvent suggère plus qu’elle n’énonce, avec une douceur et une bienveillance pour les personnages qui font de cette lecture un moment tendre mais aussi plein d’un réalisme bien dosé. C’est ça, ce livre, c’est un équilibre. Et c’est merveilleux à lire.

Zorrie, période de la Grande Dépression, orpheline, en Indiana. Zorrie après avoir été jetée avec tant d’autres sur les routes de la grande Amérique va de petit boulot en petit boulot, puis travaille dans une usine de radium, dont la poussière fait d’elle « une fille qui brille ».

Mais une chose compte plus que tout pour elle, c’est l’Indiana. C’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle a vécu avec ses parents, puis avec sa tante, c’est là, et seulement là qu’elle envisage sa vie.

Et c’est cette vie que nous conte Laird Hunt de sa belle écriture attentive et attentionnée, la vie de cette femme qu’on définirait de nos jours de « résiliente ».

Elle est selon moi simplement une âme entière, attachée à ce qu’elle connait, attachée à ses paysages, attachée à sa vie simple. Elle sera faite, cette vie, de travail, d’un quotidien auprès de gens comme elle. Elle cultivera son jardin, dans tous les sens du terme. J’ai aimé Zorrie, comment faire autrement? Mais à l’image de son siècle et de son pays, ce ne sera pas un chemin facile. Dans son village, elle sera en bonne compagnie, l’entraide est de mise, mais parfois, néanmoins, la solitude l’assaillira.

« Elle ferma les yeux et imagina les lumières s’éteignant quand elle était perdue par la pensée  dans sa propre « grotte ». Elle les garda fermés même quand elle commença, insensiblement, à paniquer. Au bout d’un moment, toutefois, il lui sembla que les salles et les couloirs obscurs de son esprit, qui ces derniers temps étaient toujours trop chauds et trop bruyants, commençaient à s’emplir d’une terre meuble et fraîche plongeant tout dans le silence. Il lui apparut alors que c’était le silence et non le chagrin qui les reliait, qui les maintiendrait à jamais reliés, les vivants et les morts: elle, Noah, Harold, Janie, Marie, ses parents, le monde entier peut-être, que ce n’était pas une si mauvaise chose, surtout si de temps à autres il y avait un petit Buddy Holly ou une June Carter Cash  poussant sa chanson avec cœur quelque part à l’arrière-plan. »

C’est le portrait d’une femme plus complexe que le laisse entendre le texte, tout en finesse, en délicatesse, proche du cœur humain loin d’être régulier dans ses battements et ses palpitations. Sous des airs doux un livre ardent. Ardent de ce qui brûle Zorrie et de ce que va changer le XXème siècle naissant.

Je n’écris rien de plus. Ce livre est un bijou sobre, finement et délicatement simple et pour cette raison même rare et  beau. Pour moi, très émouvant. Et très intelligent.

La fin, assez étrange, onirique, mais tout à fait dans la ton du roman. 

« Plus tard, dans l’été, quand le manque d’énergie se changea en souffle court et que le flou bordant son champ de vision se fut mis à gagner le centre, Zorrie se trouva songer à la lettre d’Ellie plus souvent qu’à quoi que ce soit d’autre. Elle s’allongeait sur la banquette, tournait le dos à la pièce, pensait au geste d’ouvrir toutes grandes les portes et regardait le mur blanc. Au bout d’un moment, elle fut stupéfaite de découvrir que les profondeurs qu’elle avait perçues sur les  rives du lac Michigan et attribuées aux eaux vertes de la mer à Scheveningen scintillaient, frémissantes, juste sous ses yeux. Parfois Harold ou Ruby ou Virgil ou Jamie venait s’asseoir au bord du lit, lui mettait une main dans le dos et prononçait son prénom. Mais la plupart du temps, elle restait juste allongée, parfaitement immobile, retournant tout dans sa tête. »