« Trop humain »- Anne Delaflotte Mehdevi, éditions Buchet-Chastel

Trop humain par Delaflotte Mehdevi« AVE

Suzie étend sa lessive dans le jardin qui donne sur la ruelle derrière, distraite par le manège que mènent une pie et un geai perchés sur le sapin bleu. Sur leur branche, là-haut, le geai a beau se grossir, la pie avance. Un peu inquiète, Suzie va s’en mêler, quand elle distingue la voix de monsieur Peck qui vient de tourner au coin, il vient vers elle.

C’est l’heure de sa promenade, l’homme est ponctuel. »

Un roman plein de charme qui aborde un sujet très intéressant. Qui accompagne le vieux Mr Peck ce jour-là dans sa promenade ? Eh bien c’est son AVE, Tchap.  AVE pour Assistant de Vie Electronique. Tchap est charmant, c’est un humanoïde à visage et corps humain, Tchap est beau ! Et Tchap va faire basculer la vie du paisible, mais un peu mort village de Tharcy. On jase au passage de Tchap, on jase à propos de Mr Peck, mais aussi à propos de Suzie qui passe de plus en plus de temps avec Tchap, trouvant en lui une oreille attentive et sans aucun préjugé.

 » Mais à la fin, c’est à se demander ce qu’on craint, la comparaison? Qui a esclavagisé et esclavagise encore le monde à la première occasion? Qui viole, détruit et pille? Les AVE? Mais le pillage et l’abus, mes enfants, mais c’est à nous qu’il vient comme le goût du miel à l’abeille! Un miel qu’elle produit, et qu’on pille, comme de bien entendu! Toutes ces sociétés fondées sur l’abus, c’est les robots peut-être? Tchap? Un gentleman à côté, je vous dis! Bon, j’arrête là, sinon je vais faire monter ma tension. »

Très intéressant sujet dans l’air du temps mais à Tharcy, avec Suzie et l’oreille attentive de Tchap, on va repartir à rebours du temps. Suzie, cette femme sans âge qui tient le seul café, ex hôtel- restaurant du village, café nommé « Le Bal ». Suzie va trouver en Tchap une écoute – puisqu’il enregistre tout, pour construire sa base de données en quelque sorte-. Le roman, sans négliger l’environnement, intégrant peu à peu des personnages – comme ces jeunes gens qui viennent repeupler un peu le village, rêvant d’une autre vie et d’un autre monde –  le livre donc est prétexte pour Suzie à dire l’histoire de sa famille et plus précisément celle de sa mère à la Libération; les ignominies commises, couvrant de honte, par la suite, ceux qui les commirent . Tchap va devenir pour Suzie une sorte de confident à l’oreille toute neuve, au « jugement » tout neuf aussi, Tchap qui lui sert du « chère Suzie » et nous devient très sympathique par sa vraie capacité d’attention. Mais surtout il pose des questions inédites qui peu à peu amènent Suzie à entrer dans le détail. On lira ainsi l’histoire de cette femme pleine de colère envers certaines personnes, mais qui continue sa vie sans faire de bruit.

« Derrière le comptoir, la vieille essuie les verres. Quelque chose dit à Marius que c’est elle qui se coupe les cheveux. C’est plutôt pas mal, c’est juste que comme les tartes Tatin, ça sent le fait maison.

Elle vient de servir un porto à ce Monsieur Peck. Et rien à « l’autre ». Tchap le marin ne boit pas? C’est en le dévisageant attentivement que Marius comprend. C’est un assistant de vie électronique! Dans ce bled paumé! Ils sont déjà là? C’est pas vrai… »

Un des personnages les plus importants, selon moi, est Marius, ce jeune homme qui quitte l’université où un doublon administratif lui rend la vie impossible – enfin, surtout à la secrétaire de l’établissement –  et Marius est vraiment un chouette garçon qui va s’installer à Tharcy .

« Marius Berthelot en vrai laisse la place à Marius Bertelot en faux. Tout ça pour ça. Un malheureux « h », et muet encore. Ça me fait rire. C’est nerveux. Il veut la place? Qu’il la prenne. La numérisation est à l’administration ce que la guerre est à la politique: son paroxysme. Tu vois, j’en peux plus, maman. C’était la fois de trop. »

Mais Le Bal? Oui, autrefois, une salle adjacente au café était salle de bal pour les gens du village. Vous en saurez plus à la fin de votre lecture. Mais c’est réellement Tchap qui va peu à peu semer un certain mais nécessaire désordre jusqu’à la fin. Moi j’ai aimé ce Tchap, et puis forcément Suzie, une femme forte, qui ne se déstabilise pas aisément, qui ne renonce à rien, pas non plus à sa mémoire des faits qui la blessèrent . La salle de bal ouvre à nouveau ses portes:

« La pièce mesure dans les quinze mètres de long, sept de large. Trois mètres cinquante sous plafond. À intervalles réguliers, six panneaux étroits de papier peint couleur chocolat, barrent verticalement les murs bleu paon. Ces panneaux imitent des piliers, chapeautés « pour de vrai » d’appliques en opaline bleue, qui renvoient la lumière vers le plafond cuivré. Le lustre central , de la même opaline, clignote, crépite, envoie comme un appel, réfléchi sur le parquet de bois noir. Noir fossile. Lac sacré. Suzie, éblouie, est un peu sonnée de se retrouver au seuil de cette pièce dans laquelle elle n’a pas pénétré depuis longtemps. »

Le village sous l’impulsion de cette sorte de « nettoyage » des mémoires, sous le coup de vent frais amené par la jeunesse qualifiée de néorurale, de bobo et même encore parfois hippie ( mais oui mais oui ! )  qui va doucement trouver sa place en amenant du sang neuf, Tharcy, qui en a grand besoin, va sinon renaître au moins vivre encore.

C’est un très joli roman, qui rend justice à une femme, qui recadre également certains préjugés .

Si le fond du livre semble être Tchap et l’intelligence artificielle, la mémoire et ce qu’on en fait en est le cœur, avec ce que livre Suzie peu à peu.

J’ai beaucoup aimé cette lecture aisée, fine, qui bien que parfois vraiment très drôle, garde un fond grave, dans un bel équilibre . Un bon moment de lecture intelligent et jamais ennuyeux. Vous découvrirez avec plaisir la vie de Mr Peck, celle de Suzie, tout ce qui va secouer Tharcy, une jolie écriture, et la mémoire, toujours, en fil conducteur; un beau sujet. Un livre qui plaira à beaucoup. Et cet épilogue de l’autrice, très émouvant:

« Que reste-t-il de cette histoire puisque la mémoire de Suzie est perdue? À moins que les ingénieurs…

Que me reste-t-il à moi, sinon cette fiction, sinon d’avoir considéré le temps d’un roman la tension insoluble qui nous constitue, nous autres, qui vivons un pied sur terre, avides de déchiffrer ce monde physique que nous ne savons pas habiter autrement qu’en fabriquant des outils pour entrer en contact avec lui, le dominer, le façonner, nous arrimer à la réalité, et l’autre pied, ailleurs, un ailleurs fait de représentations, de subjectivité, de fantasmes et d’illusion.

« Pas étonnant que ça marche mal. »

Il me reste le personnage de Suzie, son excentricité, sa lucidité, et d’avoir ressuscité cette salle de bal plongée dans la pénombre, où ma tante, épicière et tenancière du café du village, entreposait ses cagettes de fruits parfumés. Un bal où je n’ai jamais dansé. »

Vous pouvez écouter l’autrice. Elle dit ce que je n’ai pas écrit ici, sans trop dévoiler, et j’aime cette voix:

« Zorrie » – Laird Hunt, éditions Globe, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut ( États-Unis )

Zorrie par Hunt » I

sortant de l’ombre pour entrer au soleil

Zorrie Underwood était connue dans tout le comté pour avoir travaillé dur depuis plus de cinquante ans, aussi fut-elle troublée quand enfin la houe se mit à lui glisser des mains, le couteau à éplucher à lui glisser des doigts, le souffle à s’échapper en bouffées courtes de ses poumons et, au beau milieu de la journée, il lui fallut s’allonger. »

Quel beau roman, quel superbe et émouvant portrait de femme . Je n’ai lu que « Neverhome » de Laird Hunt, et j’ai été ici encore été touchée par cette écriture délicate, qui souvent suggère plus qu’elle n’énonce, avec une douceur et une bienveillance pour les personnages qui font de cette lecture un moment tendre mais aussi plein d’un réalisme bien dosé. C’est ça, ce livre, c’est un équilibre. Et c’est merveilleux à lire.

Zorrie, période de la Grande Dépression, orpheline, en Indiana. Zorrie après avoir été jetée avec tant d’autres sur les routes de la grande Amérique va de petit boulot en petit boulot, puis travaille dans une usine de radium, dont la poussière fait d’elle « une fille qui brille ».

Mais une chose compte plus que tout pour elle, c’est l’Indiana. C’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle a vécu avec ses parents, puis avec sa tante, c’est là, et seulement là qu’elle envisage sa vie.

Et c’est cette vie que nous conte Laird Hunt de sa belle écriture attentive et attentionnée, la vie de cette femme qu’on définirait de nos jours de « résiliente ».

Elle est selon moi simplement une âme entière, attachée à ce qu’elle connait, attachée à ses paysages, attachée à sa vie simple. Elle sera faite, cette vie, de travail, d’un quotidien auprès de gens comme elle. Elle cultivera son jardin, dans tous les sens du terme. J’ai aimé Zorrie, comment faire autrement? Mais à l’image de son siècle et de son pays, ce ne sera pas un chemin facile. Dans son village, elle sera en bonne compagnie, l’entraide est de mise, mais parfois, néanmoins, la solitude l’assaillira.

« Elle ferma les yeux et imagina les lumières s’éteignant quand elle était perdue par la pensée  dans sa propre « grotte ». Elle les garda fermés même quand elle commença, insensiblement, à paniquer. Au bout d’un moment, toutefois, il lui sembla que les salles et les couloirs obscurs de son esprit, qui ces derniers temps étaient toujours trop chauds et trop bruyants, commençaient à s’emplir d’une terre meuble et fraîche plongeant tout dans le silence. Il lui apparut alors que c’était le silence et non le chagrin qui les reliait, qui les maintiendrait à jamais reliés, les vivants et les morts: elle, Noah, Harold, Janie, Marie, ses parents, le monde entier peut-être, que ce n’était pas une si mauvaise chose, surtout si de temps à autres il y avait un petit Buddy Holly ou une June Carter Cash  poussant sa chanson avec cœur quelque part à l’arrière-plan. »

C’est le portrait d’une femme plus complexe que le laisse entendre le texte, tout en finesse, en délicatesse, proche du cœur humain loin d’être régulier dans ses battements et ses palpitations. Sous des airs doux un livre ardent. Ardent de ce qui brûle Zorrie et de ce que va changer le XXème siècle naissant.

Je n’écris rien de plus. Ce livre est un bijou sobre, finement et délicatement simple et pour cette raison même rare et  beau. Pour moi, très émouvant. Et très intelligent.

La fin, assez étrange, onirique, mais tout à fait dans la ton du roman. 

« Plus tard, dans l’été, quand le manque d’énergie se changea en souffle court et que le flou bordant son champ de vision se fut mis à gagner le centre, Zorrie se trouva songer à la lettre d’Ellie plus souvent qu’à quoi que ce soit d’autre. Elle s’allongeait sur la banquette, tournait le dos à la pièce, pensait au geste d’ouvrir toutes grandes les portes et regardait le mur blanc. Au bout d’un moment, elle fut stupéfaite de découvrir que les profondeurs qu’elle avait perçues sur les  rives du lac Michigan et attribuées aux eaux vertes de la mer à Scheveningen scintillaient, frémissantes, juste sous ses yeux. Parfois Harold ou Ruby ou Virgil ou Jamie venait s’asseoir au bord du lit, lui mettait une main dans le dos et prononçait son prénom. Mais la plupart du temps, elle restait juste allongée, parfaitement immobile, retournant tout dans sa tête. »

« Devant Dieu et les hommes » – Paul Colize, éditions Hervé Chopin


devant dieu et les hommes« CE JOUR-LÀ

Ici, c’est comme tu attends la mort. La prison, elle te tue. Chaque jour, elle grignote un peu de la vie qui est en toi. Elle t’enlève les choses les plus belles. Tu vois pas plus loin que les murs qui sont autour, tu sens plus la chaleur du soleil sur ta peau, tu sais plus le goût du vin dans ta bouche. Aussi, tu as plus l’odeur de tes enfants. Tu aimerais mettre ta main dans leurs cheveux, mais tes enfants, ils sont plus là. La prison, elle t’enlève tout ça. »

Eh bien très bonne surprise pour moi à cette lecture de Paul Colize, la première, et j’ai vraiment beaucoup aimé ce livre. Plusieurs qualités ici réunies: l’écriture impeccable, facile à suivre et claire dans ses propos, le sujet et la façon de le traiter. Deux sujets en fait. Bien sûr le procès dont il est question, et les femmes. On a là un propos limpide sur la place faite aux femmes, ici dans la presse – belge en l’occurrence-.

« D’une voix chevrotante, elle lui relata les difficultés auxquelles elle était confrontée; les quolibets de ses confrères, sa prise de notes lacunaire, son état émotionnel, l’insistance d’Henrion, la visite de Bonnet.

-J’en arrive à m’interroger sur mes compétences professionnelles et mes capacités mentales. Suis-je assez solide et qualifiée pour gérer cette situation? Ne ferais-je pas mieux de m’avouer vaincue et de proposer à Wellers de  me décharger de cette mission?

Hortense haussa soudainement le ton.

-Un instant, madame, je vous prends sur une autre ligne.

Un déclic marqua la fin de la conversation.[…]

La voix d’Hortense retentit à nouveau.

-Catherine, tu es là?

-Oui.

-J’ai changé d’endroit, les murs ont des oreilles.

Katarzyna objecta.

-Personne ne nous espionne.

-Peut-être, mais ce que j’ai à te dire doit rester strictement entre nous.

-Je t’écoute.

Hortense s’éclaircit la gorge.

-Je t’interdis d’abandonner. Ce serait la pire erreur de ta vie. Notre avenir est en jeu. »

Le 8 août 1956 a lieu une des plus terribles catastrophes qui marqua la Belgique, l’incendie dans la mine du Bois du Cazier, qui fit plus de 250 morts. S’emparant de cette histoire, Paul Colize écrit celle de deux immigrés italiens qui travaillaient là, et réchappent de l’incendie. Mais leur chef – surnommé le Kapo –  lui, est mort, juste à côté d’eux. Il n’en faut pas plus pour qu’on les arrête, qu’on les emprisonne et enfin qu’on les juge. A charge ça va de soi. Ils parlent au tribunal de leurs conditions de vie et de travail.

« C’est pas seulement l’endroit là où on habitait. Tu avais aussi la mauvaise sécurité dans la mine. Au Bois du Cazier, les poteaux qui tenaient les galeries ils étaient en bois. Si le feu il venait, tu étais sûr de mourir. Tu as aussi le risque avec les éboulements, les coups avec le grisou, l’accident avec les explosifs ou la chute dans le puits. Aussi, c’est la poche d’eau que tu vois pas et qui éclate quand tu creuses avec le marteau-pic. Chaque année, c’est des camarades qui meurent. Si tu as survécu à tout ça, tu sais que tu as plus beaucoup d’années à vivre pourquoi chaque jour, tu abîmes un peu ta santé avec la poussière que tu avales dans les poumons. Quand tu respires ça fait le bruit comme une locomotive. Si tu montes un escalier, tu crois que tu vas évanouir en haut. Alors, tu tousses et tu sais que tu peux pas guérir. »

L’auteur fait ici, lui, son réquisitoire contre une société raciste d’une part et méprisante envers les femmes d’autre part. Le gros plus de ce roman, c’est la finesse de la construction, la grande tendresse qu’on sent chez l’auteur pour ces personnages exploités puis accusés et humiliés, le gros plus c’est la fluidité de la narration, pas une seconde d’ennui, pas un mot de trop, la réussite c’est que tout est lié sans heurt, et que ce roman est lisible à mon sens par un très large public.

640px-10Francs-1940-f

Les valeurs qui y sont mises en avant sont, j’ose l’espérer, celles du plus grand nombre: la tolérance, l’équité, le respect…bon vous me direz qu’on peut rêver, mais quoi qu’il en soit Paul Colize met ici son écriture au service d’un propos humaniste que je ne peux qu’aimer. Il élabore un vrai suspense, pose de vraies questions et relate un procès dans lequel la jeune journaliste, mise à rude épreuve par le machisme ambiant, parviendra à briller par sa ténacité, son intelligence, son courage et ses capacités de compassion. Katarzyna est d’origine polonaise et n’en revient pas quand son supérieur l’envoie au tribunal. Or, ce n’est pas du tout par hasard. Elle suivra le procès des deux mineurs italiens qui n’aimaient pas leur boss – tout comme de nombreux autres mineurs – et qui sont accusés d’avoir profité de la catastrophe pour le tuer.

C’est donc surtout à ce procès que l’on assiste, à la rude bataille que doit mener la jeune femme pour se faire respecter et tenir sa place de journaliste, aux interventions des deux parties, aux propos des accusés. Katarzyna jouera un rôle très important pour la suite, sa finesse et son sens de l’observation vont lui permettre de lever le voile sur la vérité.

Un livre remarquable et intelligent pour parler de sujets graves sans ennui, sans lourdeur et avec beaucoup d’humanité.

Bref, vous l’aurez compris, je lirai d’autres romans de Paul Colize, j’ai vraiment dévoré cette histoire. Je vous conseille vivement ce roman !

« Sa seule épouse » – Peace Adzo Medie, éditions de l’Aube, traduit pas Benoîte Dauvergne ( anglais, Ghana )

Sa seule épouse« Elikem m’épousa par procuration: il ne se présenta pas à notre mariage. La cérémonie eut lieu le troisième jeudi de janvier, dans la cour intérieure de la demeure de mon oncle Pious. Des logements de deux pièces encadraient cet espace rectangulaire, dont un côté était fermé par un portail en bois donnant sur un trottoir animé. Nos proches, tous aussi joyeux les uns que les autres – quoique pour des raisons différentes – , étaient assis face à face sur des chaises en plastique, louées pour l’occasion, qu’on avait soigneusement disposées en rangées d’un bout à l’autre de la cour. « 

Voici un roman plaisant mais aussi – surtout –  un peu amer, ou acide, c’est selon. Afi Tekple, qui vit seule avec sa mère est demandée en mariage par la riche famille d’Elikem Ganyo.

Comme on l’apprend dès le début, l’épousé n’est pas là pour la « cérémonie ». Je précise, car cette cérémonie ne donne pas lieu à un quelconque acte de mariage officiel, administratif. Il se valide par une fête, des accords plus ou moins clairs, quelques « marchandages ». Mais, se demande-t-on, pourquoi Eli épouse -t -elle  Afi ? Il est riche, sa mère n’approuve pas cette union, mais Eli épouse Afi quand même. Alors qu’il est de notoriété publique qu’il a une autre « épouse », dont il a aussi une petite fille.

« Depuis que ma mère m’avait appris qu’on allait me marier à Eli, j’avais l’impression de porter nos deux familles en équilibre sur la tête comme une bassine pleine à ras bord. Il est difficile d’être la clé du bonheur des autres, de leur victoire, l’instrument de légitimation de leurs actes. »

Afi est belle. Oui, mais elle est pauvre. Ce serait donc ici une histoire de Cendrillon. Et derrière le conte, il y a une femme qui va s’émanciper peu à peu, parfois avec peine, harcelée par sa famille qui y cherche des intérêts divers. De son rôle de « victime plus ou moins consentante », Afi va faire une arme, et même s’il faudra du temps, elle parviendra à être maîtresse de son existence.

photo-recadree-mains-homme-noir-portant-bague-fiancailles-au-doigt-sa-petite-amie

Un joli roman qui propose un regard critique mais non sans humour sur une culture différente de la nôtre, une de ces sociétés patriarcales dans lesquelles les femmes se chargent de tout ( les messieurs, eux, palabrent ) mais ne choisissent pas leur vie. Car ce qui est frappant, c’est bien ça dans ce roman. Les femmes remplissent toutes les fonctions, sauf souvent les plus plaisantes. Pourtant le jeune et riche Eli voudra soulager Afi des tâches de la maison; il est d’une nouvelle génération et d’un milieu très aisé. En fait ce sera souvent la famille d’Afi qui sera le grain de sable dans les rouages, quémandeurs et profiteurs.

On lira comment Afi va sortir de ce schéma archaïque et même si elle ne sera jamais  la seule épouse, elle y gagnera en indépendance, et grandement. Je ne raconte que la ligne de fond, les détails de cette mutation, je vous laisse les lire.

Pour résumer, Afi va surtout s’émanciper par son travail, bien plus que par ce mariage.  Afi a maintenant un fils, Selorm, et partage Eli avec Evelyn et moi je me dis qu’Afi peut-être va s’émanciper d’Eli …Enfin j’aimerais bien, même si comme le montrent ces dernières phrases, ce n’est pas tout à fait gagné ! 

 

« Tout ce qui compte, c’est Selorm.

Eli lui rend visite plusieurs fois par semaine. Je n’ai jamais essayé de l’empêcher de le voir. Selon l’accord que nous avons conclu, il

mode femme designer debout

Photo de Ron Lach femme-designer-debout

peut passer aussi souvent qu’il le souhaite, tant que ce n’est pas à l’improviste. Je lui ai également demandé de tenir mon fils à distance de l’autre femme. Evelyn m’a appris qu’elle ne s’était pas réinstallée dans la maison. En effet, tantine aurait ordonné à Yaya d’y emménager afin de s’occuper d’Eli. Comme s’il n’avait pas assez de domestiques à son service! Elle le prend vraiment toujours pour un bébé. En général, ses visites ici sont brèves. Selorm et lui sortent à peine de la chambre ou du jardin. S’ils me prévient suffisamment tôt, j’essaie de trouver quelque chose à faire en ville. Il vaut mieux que je sorte car mon cœur s’emballe encore quand je le vois. Je continue à regretter qu’il ne soit pas venu à notre mariage, qu’il ne m’ait pas passé lui-même la bague au doigt et offert une bible, qu’il ne m’ait pas épousée à l’église, et qu’il n’ait pas voulu de moi comme épouse.

Comme seule épouse. »

slave-castle-947762_640

 

Ce roman aurait pu être triste, mais il ne l’est pas du tout, il est en tension. Sous ses airs tendres, doux et obéissants, Afi grandit, mûrit et trouve la liberté. Je dirais sans hésitation que c’est là un roman féministe, même si Afi a des regrets, elle a trouvé la force et le courage de rompre et j’ai aimé surtout cet aspect du livre !

« Personne en avait rien à foutre de Carlotta » – James Hannaham, Globe, traduit par Cécile Deniard ( USA)

Personne en avait rien à foutre de Carlotta par Hannaham« Deux décennies et des pouces après sa condamnation, Carlotta Mercedes se préparait pour son cinquième passage devant la commission de libération conditionnelle de l’État de New York. Elle savait que ses nombreuses années de mitard ( H23 et 7 jours sur 7, sans télé, sans radio, sans livres, ni contact physique agréable) la planteraient sans doute de nouveau cette fois-ci. Avec tous ces séjours au trou, elle n’avait pu finir aucun de ces programmes de désintox qui plaisaient tant aux crânes d’œuf. Mais être restée trop longtemps à l’isolement n’était encore pas le pire de ses handicaps. Mauvais comportements, qu’y disent ces connards, mais pour eux mauvais comportement c’est si tu gueules quand un maton t’fouette comme un fudge cake Betty Crocker. Pourquoi est-ce qu’on n’arrêtait pas de la frapper? »

Eh bien voici un drôle de roman à savourer pour sa verve, son humour ravageur et rageur, pour Carlotta, évidemment, un superbe personnage tour à tour drôle, émouvant et très intéressant. Carlotta Mercedes, ce n’est pas n’importe qui, une sorte de prototype de personne courageuse, pleine d’une pulsion vitale incroyable, à la langue bien pendue. Mais pour moi, Carlotta est surtout bouleversante. Voici un livre pour lequel il faut saluer chapeau bas la traductrice. C’est je suppose un tour de force que de rendre en français le langage, la langue de Carlotta, son débit de parole, ses tournures de phrases improbables, et le contenu argotique, mais pas seulement, on se dit que la langue de Carlotta n’appartient qu’à elle; elle dit des choses qui font frémir, vibrer, pleurer ou rire, mais Carlotta sait parfaitement s’exprimer au sens strict du terme. Bref, bravo, vraiment, parce que l’ensemble se tient en un souffle haletant, et se lit de même. Les extraits seront un peu plus longs que d’habitude, car Carlotta n’est pas très laconique pour mon plus grand plaisir. Commission de libération conditionnelle:

american-flag-gca4c81e2f_640« Un petit sourire réussit tout de même à se frayer un chemin jusqu’à ses lèvres -si faux qu’il lui fit l’effet d’une couche de cire chaude sur son vrai visage. De nouveau, elle déglutit et de nouveau elle dit ce nom, si fort que c’en devenait presque une moquerie. Elle fit semblant de croire qu’on lui avait demandé le nom de son frère. Dustin Chambers.

-Parfait, monsieur Chambers, continua l’autre. Je vois ici que vous avez purgé vingt ans d’une peine de vingt-deux ans assortie d’une période de sûreté de douze ans et demi pour un braquage à main armée.

Carlotta confirma d’un signe de tête. Sans compter l’année de détention provisoire, mais on va pas chipoter et répondit: « C’est exact. » Comment j’ai pu tenir vingt et un ans et plus, c’est que j’suis une putain de bruja*. »

Carlotta est transgenre, Carlotta sort de prison, et elle va nous raconter ce qu’elle y a vécu – l’enfer – et ce qu’elle y a appris, elle va nous raconter sa sortie, la perte de tous ses repères dans sa ville, son quartier, et avec les siens, famille et connaissances. Retour au monde:

site-gc1d345e02_640« Quand elle arriva à la porte et découvrit la coulée de boue humaine qui déferlait dans la 42e, elle se fit l’effet d’un éléphant d’Afrique un peu simplet qui essaierait de s’incruster dans un jeu de corde à sauter. Les buildings vomissaient des Asiatiques et des Blancs, à fond dans le personnage du Cadre Sup pour qui n’existe rien d’autre que son portefeuille d’actions. Des chauffeurs de taxi du Moyen-Orient la klaxonnèrent – peut-être pour lui faire du gringue, peut-être pour l’insulter, peut-être simplement pour qu’elle libère le passage. Des Latinas et des Sud-Asiatiques traversaient en dehors des clous, et un jeune Black avec une monumentale coupe afro filait à toute vapeur sur le trottoir, fendant la foule furieuse. Le brother en a pas rien à foutre de rien, j’adore. Tout là-haut dans le ciel, des poutres IPN rouge vif suspendues à une grue d’une hauteur phénoménale tournoyaient, instables, dans la stratosphère. »

Seule Doodle, son amie, va être présente vraiment pour l’épauler. Et suivre ces deux nanas en goguette, ça n’est pas triste. Des scènes extrêmement drôles, beaucoup, et en fond sonore de la lectrice le cerveau de Carlotta qui discute avec lui-même, et puis en ce qui me concerne, le cœur serré souvent, beaucoup d’émotion et de compassion, mais pas juste ça, de l’affection pour cette personne qui sait très bien qui elle est, mais que les autres ne discernent que de manière floue, hésitante, indéfinie.

Rencontre avec Lou, la conseillère d’insertion:

« Elle hocha la tête. « Merci d’être arrivée jusqu’à nous, Carlotta.  Sincèrement, on est passés à deux doigts du viol. »

-À deux doigts de quoi? Du viol? » s’indigna Carlotta. Elle se tourna sur le côté, croisa les jambes et, par habitude, se prépara à se faire agresser. Au secours, est-ce que ça va être comme au bloc D, où ça viole à tout va, genre On est plus en sécurité nulle part, ma pauv’ dame, avec les surveillants qui participent et qui font mine qu’y s’est rien passé, même que tu vas voir ces connards pour porter plainte? Merde, ils l’écrivent carrément dans les rapports: Y A PAS PERSONNE QU’A VIOLÉ PERSONNE. C’est quoi, l’idée? Le système tout entier te viole et t’as juste qu’à fermer ta gueule?

Lou se prit le front entre le pouce et l’index et serra comme un étau.[…]. « Que je suis bête! J’ai trop l’habitude de notre jargon et personne ne m’a jamais reprise. Je voulais simplement dire qu’on était à deux doigts d’un viol caractérisé de vos clauses de remise en liberté. Mais vous avez raison, c’est un mot extrêmement malheureux. Je ne vais pas vous toucher, Carlotta. »

Carlotta Mercedes est bien une femme. Dire ça à son fils, à sa mère, à tout le monde…C’est le parcours chaotique de cette superbe Carlotta qui nous est conté. 

La prison d’Ithaca et les viols, 20 ans dans la violence, l’abomination des conditions du quotidien, il a fallu à cette chère Carlotta une résistance titanesque pour survivre à tout ça. Mais Carlotta, de nature, a de la joie en elle, de la sensibilité, elle est tellement attachante et émouvante. Pourquoi vous en dirais-je plus? Les scènes de la fête funéraire, le bazar à tous les étages, et Carlotta, au milieu de tout ça, qui cherche à trouver sa place, dans sa maison, mais dans les cœurs…elle a conquis le mien. Sur un sujet « casse-gueule », une œuvre vive, brute, sans afféterie  – c’est le moins qu’on puisse dire – et extrêmement touchante et tendre.

640px-Coneyisland

Conversation entre Doodle et Carlotta, à propos du fils, Iceman, qui joue à Super Mario non stop enfermé dans sa chambre en compagnie de Dieu:

« Doodle prit sa voix la plus douce. « En même temps, on peut comprendre ce jeune homme, qui s’est cherché un père toute sa vie, dit-elle en désignant Iceman d’un geste plein de tact. Et là…

20180922_163408-Et là, quoi? Y se retrouve avec moi? Spère que vous savez faire la différence entre « un père » et moi, d’accord? C’est comme ces enfoirés qui disent « un Noir » pour Barak Obama, comme si c’tait le premier négro venu qui dort dans le métro et pas un individu qu’a réussi des trucs en veux-tu en voilà, qu’est couvert d’étoiles d’or et tout, qu’a fait des choses que même les Blancs sont pas capables de faire. Lors si ce que tu veux, c’est « un père », va falloir que tu révises ta conception de ce que ça veut dire ou que tu fasses avec ce que t’as devant toi. Y a pas tromperie sur la marchandise, comme disait Géraldine. » Telle une pin-up, Carlotta mit les mains à la taille et se déhancha. »

Donc, je mets quelques phrases, pour vous donner une idée du ton, mais surtout, je vous invite à découvrir ce roman incroyable, déjanté et admirable. Et la belle Carlotta aux chaussures dépareillées, face au monde. Coup de cœur évident.

Lou :

« -Pour tout vous dire, moi aussi je fais partie de la communauté de l’alphabet LGBTQIA+. La beauté de la chose, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, les gens sont quand même obligés de deviner à quelle lettre on correspond. »

Et une chanson, choisie dans la bande-son conséquente de ce roman jubilatoire.  Dur de choisir entre toutes les versions, j’aime bien celle-ci, qui doit faire du bien à Carlotta, quand elle fait son échappée au bord de mer, vers la fin du roman