« Les gardiens de la maison » – Shirley Ann Grau – Belfond/ Vintage, traduit par Colette-Marie Huet ( USA)

Les gardiens de la maison par Grau« Abigail

Les soirs de novembre sont calmes, silencieux, secs. Les arbres dénudés par le gel et l’herbe décolorée  luisent dans le demi-jour. Dans les champs dépouillés par l’hiver, les affleurements de granit ressortent, tout blancs. Les ossements de la terre, comme les appellent les vieilles gens.  Au fond de la faille la plus profonde – au sud-ouest, du côté où le soleil, compact et rouge, s’est couché un peu plus tôt – , la Providence reflète un rien de lumière grise. La rivière est basse à cette époque de l’année où les pluies sont rares. Elle réfléchit le ciel, faiblement, tel un vieux miroir. »

Ainsi commence ce beau roman, avec le personnage d’Abigail qui est celle qui clôt le livre. Ce premier chapitre en introduction se situe temporellement au même temps que la fin. Ainsi, en une boucle, l’auteure relate l’histoire d’une famille riche de Louisiane, sur 150 ans, prenant à rebours une grande part de la littérature de l’époque. Et puis c’est une femme qui écrit, qui parle et en fait parler d’autres. Et c’était rare aussi. La rencontre de Margaret avec William, au grand nettoyage de  la maison flottante:

« Quand l’eau baissait, il retrouvait la maison à sa place. Aidé des hommes de sa famille, il bâtissait de nouvelles fondations sur lesquelles il la hissait. Les femmes en lavaient l’intérieur à grande eau pour la débarrasser de la boue et des animaux crevés qui y étaient restés pris au piège. et ensuite tous s’installaient pour les dix mois suivants.

-J’ai entendu parler de lui, dit William. Tu es sa fille?

-Sa petite – fille.

Il sourit de la promptitude avec laquelle elle avait corrigé.

-Bien sûr que tu n’es pas assez vieille pour être autre chose que sa petite-fille.

-J’ai dix-huit ans, dit-elle.

William se contenta de sourire en hochant la tête.

Elle ajouta:

-Je m’appelle Margaret.

Ce fut ainsi que cela commença. Ce fut ainsi qu’il découvrit Margaret lavant du linge dans un ruisseau qui n’avait pas de nom. »

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Ce roman subtil dans son propos ( ne pas oublier qu’il a été écrit en 1965 ) est d’une construction parfaite, dans une langue extrêmement belle et soignée ( dire ici merci à la traductrice ) m’a enchantée, épatée, parce que je pense que les femmes qui s’exprimaient à cette époque aux USA étaient rares, en tous cas sur ces sujets brûlants et il est temps de les découvrir. Cette collection des éditions Belfond m’a souvent offert des textes superbes . Car si cette époque est riche en très brillantes plumes, les hommes y sont nombreux. Alors proposer le regard d’une femme, celle qui écrit et celle qui vit dans ce roman, la narratrice principale, c’est un vrai cadeau. Abigail, celle qui va nous emmener jusqu’au bout de cette histoire:

« La mémoire est une chose curieuse. Il y a des périodes de ma vie- des mois et même des années – dont je ne me rappelle absolument rien. Ce sont simplement des blancs que rien ne vient jamais remplir. 

Et j’ai essayé de les remplir. Parce que, je ne sais trop comment, je m’étais mis dans la tête que si j’arrivais à me souvenir, à retrouver tous les morceaux, je comprendrais enfin. Et j’ai eu beau faire, je n’ai rien trouvé. Les morceaux se sont perdus je ne saurais dire où… »

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Voici l’histoire donc d’une riche famille blanche de Louisiane. Voici l’histoire d’un homme, William Howland qui sera à l’origine des ennuis futurs de sa descendance, à l’insu de cette descendance, jusqu’à Abigail. William qui n’en finira pas de surprendre.

Je ne vais bien sûr pas en dire trop, mais je veux parler de la beauté de l’écriture, qui ne manque pas de vivacité ni d’ironie, et qui dépeint avec douceur la nature de cette région et ses habitants avec, pour ceux-ci, beaucoup de causticité.

Par exemple, un de mes passages préférés est celui où William, encore jeune, décide de se promener en bateau sur le bayou. Et porté par la tranquillité du fil de l’eau, il va se perdre dans sa promenade. Ces pages sont absolument magnifiques, tant elles rendent hommage à ces paysages où l’homme n’est pas forcément le bienvenu, mais aussi pour le portrait de William, comme mis à nu, hors du regard des autres, dans un laisser-aller que je trouve romantique, paisible, un homme remis à sa place dans les éléments, jamais il ne s’inquiète, jamais il n’a vraiment peur, il se contente de se laisser porter et de redevenir presque animal, ou végétal sur son petit bateau sur l’eau, il se contente de se fondre au décor sauvage. Mais c’est aussi, sans doute, parce qu’il sait que sa route va lui réapparaître. Bref, c’est un de mes passages préférés.

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William, puis Margaret et Abigail. Margaret a droit au chapitre entre les deux dans lesquels  Abigail nous parle. Car Margaret est comme le grain de sable dans les rouages de cette famille riche. Car Margaret est noire, mais pas seulement. Et je n’en dis pas plus. Quant à Abigail, elle se marie avec un ambitieux, elle fait des enfants, des filles puis enfin un garçon. Elle réintègre la maison et ferme de son grand-père William avec son époux dans une bourgade bien comme il faut. Le mari ambitieux vise le poste de gouverneur; souvent absent, Abigail languit. William son grand-père est avec elle à chaque instant dans son esprit, elle l’a aimé. Il lui a laissé Margaret, cette digne femme noire d’ébène et secrète qui fut à leur service, et dont les enfants un à un la quitteront. Femme étrange Margaret, intelligente et avec un côté féroce aussi. Abigail épouse donc John Tolliver, du comté de Somerset – extrait long, pour une fois, car nécessaire –  :

« De tous les comtés de l’État, aucun n’avait un passé aussi sombre et aussi sanglant que ce comté de Somerset, situé à l’extrême nord. C’était là-haut que pendant toute la première partie du XVIIIè siècle on trouvait ces plantations réservées à l’élevage des esclaves. On y élevait les Noirs pour les vendre comme du bétail. Cela rapportait de l’argent, amis rien d’autre. Même à cette époque on ne faisait pas grand cas des trafiquants ou éleveurs d’esclaves. On se servait chez eux, mais – comme avec les commerçants juifs – une fois loin, on crachait par terre pour se débarrasser du goût. Le mécontentement et l’agitation régnaient en permanence dans ces stations d’élevage. C’était souvent de là  que partaient les révoltes d’esclaves. La plupart étaient étouffées avant d’avoir pu gagner les comptés voisins. Mais parfois elles se propageaient dans tout l’état. Vers 1840, il y en avait eu une très violente, qui avait laissé une belle traînée de maisons incendiées et de cadavres pendus aux arbres. Quant aux Blancs du comté de Somerset, ils étaient violents eux aussi. Les voyageurs de cette époque ne manquaient jamais de frissonner et de tenir prêt leur fusil quand ils s’engageaient sur ce tronçon de la piste du nord. Pendant la reconstruction, des querelles de famille avaient éclaté, et vingt ans durant les blancs s’étaient entretués. Une fois ces querelles réglées, il ne resta plus qu’une seule famille, du nom de Tolliver. »

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Oui, c’est une histoire de famille avec des secrets plus ou moins secrets, mais un qui sera le désastre pour les ambitions de John, le mari d’Abigail. Et pas des moindres à cette époque et dans ce lieu. On a aussi un autre regard sur le racisme et la ségrégation, sous l’œil de cette femme, sous la plume de Shirley Ann Grau, toute en nuances. La fin est une sorte d’apothéose et Abigail est absolument surprenante. J’ai aimé ce personnage, mais aussi William et sa dérive sur le bayou. Et puis Oliver et Margaret. Quant à la population environnante, on peut se dire que pas grand chose n’a changé depuis 1965…

Lire un prix Pulitzer de 1965 c’est suivre un véritable cours d’histoire passé au filtre d’une plume incisive et d’un regard de femme. Elle a fait preuve d’un grand courage, d’un grand culot, Shirley Ann Grau, pour écrire ce livre à cette époque. On y lit des mots choquants, elle y décrit des scènes et des mots infâmes sortent parfois de la bouche de ses personnages, mais le cœur du livre est d’un grand courage en ce temps.

Les éditions Belfond m’ont très souvent comblée avec ces livres « Vintage » ( par exemple une réédition de » La route au tabac » d’ Erskine Caldwell ou « Novembre » de Joséphine Johnson ), et une fois de plus, bravo.

La fin de ce livre est terrible, en voici juste les deux dernières phrases:

« Je continuai à pleurer pour finir par glisser au bas de ma chaise. Et je pleurai encore par terre, recroquevillée comme un fœtus sur le plancher froid. »

Une chanson, Nat King Cole, « Mona Lisa »

« Nickel Boys » – Colson Whitehead – Albin Michel/ Terres d’Amérique, traduit par Charles Recoursé

« Prologue

Même morts, les garçons étaient un problème.

Le cimetière clandestin se trouvait dans la partie nord du campus de Nickel, sur un demi-hectare de mauvaises herbes entre l’ancienne grange et la déchetterie de l’école. Ce champ avait servi de pâture à l’époque où l’établissement exploitait une laiterie et en vendait la production dans la région – une des combines de l’État de Floride pour décharger les contribuables du fardeau que représentait l’entretien des garçons. »

Me voici enfin face à cette lecture achevée…Même si elle fut dérangée par tout un tas d’interférences, c’est un roman d’exception, pour de multiples raisons. Une d’elles est qu’on entre sur le campus de Nickel, dans la vie d’Elwood Curtis et de ses camarades de douleur, qu’on tourne les pages sans s’en apercevoir, capté par la force de l’écriture.

Compétition de lavage de vaisselle, Elwood gagne une encyclopédie:

« Elwwod demanda à la gouvernante d’étage de prévenir sa grand-mère qu’il rentrait à la maison. Il avait hâte de voir la tête qu’elle ferait en découvrant l’encyclopédie, élégante et distinguée, sur leurs étagères. Courbé en deux, il traîna les cartons jusqu’à l’arrêt de bus de Tennessee Avenue. Vu depuis le trottoir d’en face, ce jeune garçon sérieux qui traînait derrière lui sa part de savoir aurait pu appartenir à une scène peinte par Norman Rockwell, si Elwood avait eu la peau blanche. »

Par sa fluidité, par son ton qui donne dignité et voix aux personnages, aux victimes de cette page d’histoire, prenant souvent de la hauteur pour reprendre un peu d’oxygène, c’est une réussite totale. Car c’est une histoire affreuse, honteuse que nous raconte là Colson Whitehead.

« Spencer adressa un signe de tête à Franklin, qui agrippa les coins de son pupitre. Le sous-directeur réprima un sourire, comme s’il avait toujours su que le garçon reviendrait. il s’adossa au tableau noir et croisa les bras. « La journée est déjà bien avancée, dit-il. Je vais donc être bref. Vous êtes tous ici parce que vous êtes incapable de vivre avec des gens respectables. Bon. Nickel est une école, et nous sommes des professeurs. Nous allons vous apprendre à faire les choses comme tout le monde.

« Je  sais que tu as déjà entendu tout ça, Franklin, mais visiblement ça n’a pas suffi. Peut-être que cette fois tu vas te le rentrer dans le crâne. Pour le moment, vous êtes des Asticots, et si vous travaillez bien vous devenez Explorateurs, ensuite Pionniers et, pour finir, As. Restez dans le rang, vous gagnerez des bons points et vous grimperez les échelons. Votre objectif est de passer As, à ce moment-là on vous donne votre diplôme et vous pouvez retrouver votre famille. » Une pause. « À  supposer qu’elle veuille encore de vous, mais ça, c’est votre problème. »

Avec un talent fou, jamais dans l’outrance, toujours sur une ligne qu’on croirait tranquille mais qui ne l’est pas… cette ligne est une corde qui vibre de colère sans jamais hurler. Un réquisitoire digne. C’est je crois de cela dont il est question, la dignité rendue à tous ces garçons qu’on prétendait « redresser », mais qu’on voulait anéantir. Certains personnages, comme Griff, sont noirs mais odieux:

« Tous les garçons soutenaient Griff, même si c’était une brute minable[…]. Il leur faisait des croche-pieds et s’esclaffait quand ils s’étalaient, les martyrisait quand il était certain de s’en tirer à bon compte.

Il les traînait dans des pièces obscures et les humiliait. Il puait le cheval et insultait leur mère, ce qui était assez mesquin vu que la plupart d’entre eux n’en avaient plus. Il leur volait régulièrement leur dessert – le raflait sur leur plateau avec un grand sourire – , et même si les desserts en question n’avaient rien de délicieux, c’était pour le principe. »

Années 60. Elwwod Curtis, jeune homme éduqué par une grand-mère bienveillante, juste et bonne, empli du message de Martin Luther King s’apprête à intégrer l’université. Mais à cause d’une erreur judiciaire, il va se retrouver à la Nickel Academy, une maison de correction dont l’objectif affiché est de transformer les délinquants en « hommes honnêtes et honorables ».

On se rend bien vite compte qu’il n’en est rien. Nickel est une machine à broyer, où les pires sévices sont prodigués avec un plaisir certain sur les garçons, sur les enfants car il y a là des petits de 5 ans. Il est bien sûr ici question de cette histoire sans fin du racisme, de la ségrégation et des luttes raciales aux Etats -Unis.

« Le sous-sol qu’Elwood et Turner nettoyèrent cette après-midi-là servait de chambre à ces garçons esclaves. Les nuits de pleine lune,ils se dressaient sur leur lit de camp et contemplaient son œil de lait par l’unique soupirail fêlé.

Elwood et Turner ignoraient l’histoire de ce sous-sol. Ils avaient pour mission de débarrasser dix décennies de bazar accumulé afin que la pièce puisse être transformée en salle de jeux avec carrelage en damier et boiseries aux murs. »

Ce roman s’inspire de faits authentiques et c’est tellement épouvantable que je ne rajouterai rien de plus à cette présentation, seulement cet excellent article du Huffington Post qui livre les faits dont s’est emparé l’auteur – et on a froid dans le dos. Je n’ai aucune envie ni aucun besoin d’en dire davantage sur le sujet, mais ce dont je suis certaine, c’est qu’effectivement, comme je le lis partout, Colson Whitehead qui a été couronné de 2 prix Pulitzer, est un auteur qui marquera le XXIème siècle. Il y a chez lui une sobriété remarquable, un sens du second degré et une forme tranquille d’ironie qui mieux que les vociférations rendent sa voix très puissante, rendant justice à tous ces pauvres garçons victimes d’être nés noirs de peau.

« À Nickel. Nickel le pourchassant jusqu’à son dernier soupir – jusqu’à ce qu’un vaisseau explose dans son cerveau ou que son cœur s’effondre dans sa poitrine – et encore après. L’au-delà qui l’attendait serait peut-être Nickel, une Maison-Blanche au pied de la colline, une éternité de bouillie d’avoine et l’infinie fraternité des garçons brisés. »

Des personnages, dont certains très attachants comme Elwood et son ami Turner. Sous l’égide de Martin Luther King, mise à mal pour Elwood et l’expérience Nickel, et l’expérience prison…

« Une prison à l’intérieur d’une prison. Durant ces heures interminables, il se débattait avec l’équation du Révérend King: « Jetez-nous en prison, nous continuerons à vous aimer… Mais ne vous y trompez pas, par notre capacité à souffrir nous vous aurons à l’usure, et un jour nous gagnerons notre liberté. Non seulement nous gagnerons la liberté pour nous-mêmes, mais ce faisant nous en appellerons à votre cœur et à votre conscience et ainsi nous vous gagnerons aussi et notre victoire sera double. » Non, décidément, il n’arrivait pas à franchir le pas de l’amour. Il ne comprenait pas plus le point de départ de cette proposition que le désir de l’accomplir. »

Je mêle ainsi ma voix à toutes celles qui ont déjà si bien parlé de ce roman. Chez les amis de Nyctalopes et Un dernier livre avant la fin du monde

Remarquable en tous points. Coup de cœur ressenti dès les premières pages.

« Un intrus » – Charles Beaumont – Belfond/Vintage noir, traduit par Jean-Jacques Villard, préface de Roger Corman traduite par Michael Belano

« Jamais il ne dort en autocar; il en a pris son parti depuis longtemps; mais aujourd’hui il dort et cela l’agace. Il en ressent une sorte de honte – Hannibal somnolait-il en marchant sur Sagonte? – un peu d’inquiétude aussi. Les mouvements  de la voiture doivent-être en cause, se dit-il; ce roulis, ce tangage perpétuel…et puis il y a plus de trente heures qu’il est debout. N’importe, il ne devrait pas dormir. »

Je sors de cette lecture assez sonnée après une fin réussie. C’est un livre violent, et ce qui est effrayant c’est de de se dire que cette histoire peut se dérouler aujourd’hui dans divers lieux de la planète. Il faut remercier les éditions Belfond pour ce travail de réédition d’œuvres de cette sorte. Ce roman a été édité en 1959 aux USA et en 1960 en France pour la première fois chez Seghers, adapté au cinéma par Roger Corman en 1962.

On sent ici dans l’écriture le métier de scénariste qu’exerça Beaumont pour la télévision. J’ai été un peu dérangée au début par ce récit assez linéaire et au présent, en phrases assez courtes, des descriptions, la mise en place du décor, le campement des personnages. Mais très vite j’ai visualisé et regardé un film, un film percutant, révoltant, mais surtout d’une grande finesse d’analyse et sans manichéisme.

Crédit photo: ©Courtesy of Christopher Beaumont

J’ai lu un livre noir assez exceptionnel pour toutes les raisons que je viens d’énoncer. Le talent de Beaumont réside en particulier dans les dialogues, qu’il donne la parole à un citoyen gentil mais bête, ou  bête et méchant, ou à un autre plus éduqué, plus cultivé, à un plus cultivé et malin, honnête ou manipulateur…Tout se dit avec une justesse incroyable. Quant au déroulement de l’histoire, c’est une mise sous tension, l’inquiétude monte, des personnages secondaires apparaissent qui deviennent essentiels au fil des événements, et jusqu’au bout, on ne sait pas comment tout ça va se terminer.

L’intrigue ? Elle se déroule à Caxton, petite ville du Sud profond ( on ne sait précisément quel état, ça peut être l’Alabama, le Mississippi ou le Missouri…).

« La ville de Caxton s’élève dans une petite vallée circulaire qu’entourent les monts Carmichael. Pendant toute l’année, ces montagnes sont d’un vert éclatant, car les nuages passent rarement et il y a toujours du soleil pour susciter des millions de petits reflets. Il y a en elles une douce netteté placide et soignée qui s’étale jusqu’à la ville. Vue de haut, Caxton apparaît comme un tas de feuilles brunes et blanches au fond d’une tasse à thé d’émeraude. Mais toute cette beauté s’évanouit quand vous pénétrez dans la grand-rue. »

La petite ville somnole au soleil, en attente:

« Des hommes flânent, appuyés à leurs voitures, fumant, remuant les lèvres dans une conversation qu’il ne peut entendre. De même que la brume bleuâtre qui erre sur les montagnes lointaines, de même que les nuages, ils se meuvent lentement, comme s’ils attendaient quelqu’un ou quelque chose. L’air est chaud et immobile.

Une petite ville grise, comme la poudre à canon. »

Caxton est bien une poudrière prête à sauter et le détonateur est un arrêt de la Cour Suprême qui vient d’ordonner la déségrégation, ce qui veut dire que les enfants noirs iront dans les mêmes écoles que les enfants blancs. Je vous laisse imaginer le trouble dans ce Sud où le Ku Klux Klan se permet à peu près tout. Mais à Caxton, on va respecter la loi, de mauvaise grâce le plus souvent, mais…Le jour de la rentrée, enfants noirs et blancs intègrent l’école sans trop de vagues sous la main bienveillante du directeur Harley Paton, épaulé par Miss Angoff, professeure dans l’école et convaincue que cette déségrégation est juste et représente une avancée pour la société.

Mais ce serait sans compter avec l’arrivée d’Adam Cramer, jeune homme beau et intelligent, beau parleur aussi, roué et séduisant, sachant s’adapter à son auditoire, le roi de la manipulation. Ce serait sans compter avec le vieux racisme du sud, quasiment entré dans les gênes des blancs de ce lieu, quelques uns des habitants sont plus souples , mais néanmoins un bon gros noyau est prompt à mettre la cagoule blanche. Adam Cramer et  l’arrêt de la Cour Suprême vont mettre le feu aux poudres, et je m’arrête là. J’ai trouvé une grande intelligence dans ce roman qui a d’autant plus de mérites que ces faits pouvaient parfaitement se dérouler quelque part au moment de l’écriture. Ensuite il y a des personnages formidables outre Adam Cramer, complexe et complexé, j’ai aimé Tom McDaniel, journaliste au Messenger et personnage central face à Cramer, peut-être plus encore l’étonnant Sam Griffin, camelot de son état, mais fin psychologue et puis le jeune Joey…Par ailleurs, Charles Beaumont déploie sous nos yeux un paysage humain sans concessions, du meilleur au pire, ainsi quand il présente Lorenzo Niesen :

« Lorenzo Niesen fait passer sa chique d’une joue à l’autre. Il a été « pasteur d’occasion » et tient à faire précéder son nom de révérend; comme tant de blancs pauvres, il est parti jadis en tournée, essayant  de prêcher, mais il lui manquait le don de la parole. Jamais il ne fut capable d’émouvoir le cœur des gens, car jamais il ne connut lui-même l’émotion. »

Au-delà de l’intrigue à proprement parler, de nombreuses conversations entre les protagonistes – que ce soient des discussions intimes, des affrontements, ou des débats publics, des échanges privés ou des invectives de meetings –  permettent à l’auteur de développer les pensées ou les idées d’un côté ou de l’autre, les pour et les contre, ceux qui ont des arguments et ceux qui ne parlent qu’avec leur haine, ceux qui ne sont au fond que de pauvres bougres et ceux qui ont le savoir, le langage, des niveaux d’intelligence bien inégalitaires qui permettent aux plus forts d’utiliser les plus faibles qui sont aussi les plus féroces, les bras armés des théoriciens en quelque sorte ( pages 205 à 209, l’argumentation d’Adam Cramer contre la déségrégation est d’une perversité inouïe )

« Ceux qui ont étudié la question savent que l’intégration n’a aucune chance de succès, pour des raisons solidement étayées par des faits et n’ayant rien à voir avec des préjugés. Mais les gens qui siègent à la Cour Suprême n’ont « pas » étudié la question. Ce ne sont pas des hommes qualifiés, ce ne sont que des politiciens…et ils ont décidé la ruine du Sud.

Si nous tolérons cela à Caxton,nous ouvrons la porte d’un âge des ténèbres, croyez-moi. » »

J’ai vraiment adoré ce livre brut, vivant et tétanisant. Dans l’ambiance moite du Sud, Charles Beaumont met aussi à jour des hommes et des femmes déséquilibrées, perturbées, certaines très touchantes, comme Vy, ou très méprisables comme le professeur Blake, et c’est fait ici avec une grande intelligence; oui, les deux termes qui me semblent les plus adaptés à ce roman sont l’intelligence et la finesse.

Enfin donc, tout va se dérouler dans une ambiance de menace sourde, le tout est tissé de vies qui se dévoilent, d’actes violents, courageux ou au contraire extrêmement lâches, et je vous invite à lire cette histoire de manipulation qui va crescendo et on lit d’une traite cet étonnant bouquin au propos politique, qu’on peut lire à présent sous un aspect historique aussi, mais c’est surtout un regard très humain et très lucide sur un sujet sans fin. Encore une fois, cette collection m’épate par sa qualité et surtout le plaisir de la découverte jamais déçu jusqu’à présent. 

Surtout ne vous abstenez pas de lire la préface  – et l’article dans le lien –  de Roger Corman. Je finirais avec ces mots de Tom McDaniel, discutant avec son ami Jim:

us_marshals_with_young_ruby_bridges_on_school_steps.jpg« C’est nous, les gens bien, les gens intelligents et sophistiqués…c’est nous qui en portons la responsabilité et non les boueux illettrés ni les névrosés de bas étage! Ils n’ont pas le pouvoir d’agir, nous l’avons, nous l’avons toujours eu. Mais nous n’avons pas agi. La faute en retombe sur nous et nous avons le devoir de soutenir ce décret et de le faire subsister, parce que, si nous ne le faisons pas, nous sentirons que nous sommes coupables et ce ne serait pas agréable, hein? Loin d’être agréable. » »