« Personne en avait rien à foutre de Carlotta » – James Hannaham, Globe, traduit par Cécile Deniard ( USA)

Personne en avait rien à foutre de Carlotta par Hannaham« Deux décennies et des pouces après sa condamnation, Carlotta Mercedes se préparait pour son cinquième passage devant la commission de libération conditionnelle de l’État de New York. Elle savait que ses nombreuses années de mitard ( H23 et 7 jours sur 7, sans télé, sans radio, sans livres, ni contact physique agréable) la planteraient sans doute de nouveau cette fois-ci. Avec tous ces séjours au trou, elle n’avait pu finir aucun de ces programmes de désintox qui plaisaient tant aux crânes d’œuf. Mais être restée trop longtemps à l’isolement n’était encore pas le pire de ses handicaps. Mauvais comportements, qu’y disent ces connards, mais pour eux mauvais comportement c’est si tu gueules quand un maton t’fouette comme un fudge cake Betty Crocker. Pourquoi est-ce qu’on n’arrêtait pas de la frapper? »

Eh bien voici un drôle de roman à savourer pour sa verve, son humour ravageur et rageur, pour Carlotta, évidemment, un superbe personnage tour à tour drôle, émouvant et très intéressant. Carlotta Mercedes, ce n’est pas n’importe qui, une sorte de prototype de personne courageuse, pleine d’une pulsion vitale incroyable, à la langue bien pendue. Mais pour moi, Carlotta est surtout bouleversante. Voici un livre pour lequel il faut saluer chapeau bas la traductrice. C’est je suppose un tour de force que de rendre en français le langage, la langue de Carlotta, son débit de parole, ses tournures de phrases improbables, et le contenu argotique, mais pas seulement, on se dit que la langue de Carlotta n’appartient qu’à elle; elle dit des choses qui font frémir, vibrer, pleurer ou rire, mais Carlotta sait parfaitement s’exprimer au sens strict du terme. Bref, bravo, vraiment, parce que l’ensemble se tient en un souffle haletant, et se lit de même. Les extraits seront un peu plus longs que d’habitude, car Carlotta n’est pas très laconique pour mon plus grand plaisir. Commission de libération conditionnelle:

american-flag-gca4c81e2f_640« Un petit sourire réussit tout de même à se frayer un chemin jusqu’à ses lèvres -si faux qu’il lui fit l’effet d’une couche de cire chaude sur son vrai visage. De nouveau, elle déglutit et de nouveau elle dit ce nom, si fort que c’en devenait presque une moquerie. Elle fit semblant de croire qu’on lui avait demandé le nom de son frère. Dustin Chambers.

-Parfait, monsieur Chambers, continua l’autre. Je vois ici que vous avez purgé vingt ans d’une peine de vingt-deux ans assortie d’une période de sûreté de douze ans et demi pour un braquage à main armée.

Carlotta confirma d’un signe de tête. Sans compter l’année de détention provisoire, mais on va pas chipoter et répondit: « C’est exact. » Comment j’ai pu tenir vingt et un ans et plus, c’est que j’suis une putain de bruja*. »

Carlotta est transgenre, Carlotta sort de prison, et elle va nous raconter ce qu’elle y a vécu – l’enfer – et ce qu’elle y a appris, elle va nous raconter sa sortie, la perte de tous ses repères dans sa ville, son quartier, et avec les siens, famille et connaissances. Retour au monde:

site-gc1d345e02_640« Quand elle arriva à la porte et découvrit la coulée de boue humaine qui déferlait dans la 42e, elle se fit l’effet d’un éléphant d’Afrique un peu simplet qui essaierait de s’incruster dans un jeu de corde à sauter. Les buildings vomissaient des Asiatiques et des Blancs, à fond dans le personnage du Cadre Sup pour qui n’existe rien d’autre que son portefeuille d’actions. Des chauffeurs de taxi du Moyen-Orient la klaxonnèrent – peut-être pour lui faire du gringue, peut-être pour l’insulter, peut-être simplement pour qu’elle libère le passage. Des Latinas et des Sud-Asiatiques traversaient en dehors des clous, et un jeune Black avec une monumentale coupe afro filait à toute vapeur sur le trottoir, fendant la foule furieuse. Le brother en a pas rien à foutre de rien, j’adore. Tout là-haut dans le ciel, des poutres IPN rouge vif suspendues à une grue d’une hauteur phénoménale tournoyaient, instables, dans la stratosphère. »

Seule Doodle, son amie, va être présente vraiment pour l’épauler. Et suivre ces deux nanas en goguette, ça n’est pas triste. Des scènes extrêmement drôles, beaucoup, et en fond sonore de la lectrice le cerveau de Carlotta qui discute avec lui-même, et puis en ce qui me concerne, le cœur serré souvent, beaucoup d’émotion et de compassion, mais pas juste ça, de l’affection pour cette personne qui sait très bien qui elle est, mais que les autres ne discernent que de manière floue, hésitante, indéfinie.

Rencontre avec Lou, la conseillère d’insertion:

« Elle hocha la tête. « Merci d’être arrivée jusqu’à nous, Carlotta.  Sincèrement, on est passés à deux doigts du viol. »

-À deux doigts de quoi? Du viol? » s’indigna Carlotta. Elle se tourna sur le côté, croisa les jambes et, par habitude, se prépara à se faire agresser. Au secours, est-ce que ça va être comme au bloc D, où ça viole à tout va, genre On est plus en sécurité nulle part, ma pauv’ dame, avec les surveillants qui participent et qui font mine qu’y s’est rien passé, même que tu vas voir ces connards pour porter plainte? Merde, ils l’écrivent carrément dans les rapports: Y A PAS PERSONNE QU’A VIOLÉ PERSONNE. C’est quoi, l’idée? Le système tout entier te viole et t’as juste qu’à fermer ta gueule?

Lou se prit le front entre le pouce et l’index et serra comme un étau.[…]. « Que je suis bête! J’ai trop l’habitude de notre jargon et personne ne m’a jamais reprise. Je voulais simplement dire qu’on était à deux doigts d’un viol caractérisé de vos clauses de remise en liberté. Mais vous avez raison, c’est un mot extrêmement malheureux. Je ne vais pas vous toucher, Carlotta. »

Carlotta Mercedes est bien une femme. Dire ça à son fils, à sa mère, à tout le monde…C’est le parcours chaotique de cette superbe Carlotta qui nous est conté. 

La prison d’Ithaca et les viols, 20 ans dans la violence, l’abomination des conditions du quotidien, il a fallu à cette chère Carlotta une résistance titanesque pour survivre à tout ça. Mais Carlotta, de nature, a de la joie en elle, de la sensibilité, elle est tellement attachante et émouvante. Pourquoi vous en dirais-je plus? Les scènes de la fête funéraire, le bazar à tous les étages, et Carlotta, au milieu de tout ça, qui cherche à trouver sa place, dans sa maison, mais dans les cœurs…elle a conquis le mien. Sur un sujet « casse-gueule », une œuvre vive, brute, sans afféterie  – c’est le moins qu’on puisse dire – et extrêmement touchante et tendre.

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Conversation entre Doodle et Carlotta, à propos du fils, Iceman, qui joue à Super Mario non stop enfermé dans sa chambre en compagnie de Dieu:

« Doodle prit sa voix la plus douce. « En même temps, on peut comprendre ce jeune homme, qui s’est cherché un père toute sa vie, dit-elle en désignant Iceman d’un geste plein de tact. Et là…

20180922_163408-Et là, quoi? Y se retrouve avec moi? Spère que vous savez faire la différence entre « un père » et moi, d’accord? C’est comme ces enfoirés qui disent « un Noir » pour Barak Obama, comme si c’tait le premier négro venu qui dort dans le métro et pas un individu qu’a réussi des trucs en veux-tu en voilà, qu’est couvert d’étoiles d’or et tout, qu’a fait des choses que même les Blancs sont pas capables de faire. Lors si ce que tu veux, c’est « un père », va falloir que tu révises ta conception de ce que ça veut dire ou que tu fasses avec ce que t’as devant toi. Y a pas tromperie sur la marchandise, comme disait Géraldine. » Telle une pin-up, Carlotta mit les mains à la taille et se déhancha. »

Donc, je mets quelques phrases, pour vous donner une idée du ton, mais surtout, je vous invite à découvrir ce roman incroyable, déjanté et admirable. Et la belle Carlotta aux chaussures dépareillées, face au monde. Coup de cœur évident.

Lou :

« -Pour tout vous dire, moi aussi je fais partie de la communauté de l’alphabet LGBTQIA+. La beauté de la chose, c’est qu’une fois qu’on a dit ça, les gens sont quand même obligés de deviner à quelle lettre on correspond. »

Et une chanson, choisie dans la bande-son conséquente de ce roman jubilatoire.  Dur de choisir entre toutes les versions, j’aime bien celle-ci, qui doit faire du bien à Carlotta, quand elle fait son échappée au bord de mer, vers la fin du roman

« Les gardiens de la maison » – Shirley Ann Grau – Belfond/ Vintage, traduit par Colette-Marie Huet ( USA)

Les gardiens de la maison par Grau« Abigail

Les soirs de novembre sont calmes, silencieux, secs. Les arbres dénudés par le gel et l’herbe décolorée  luisent dans le demi-jour. Dans les champs dépouillés par l’hiver, les affleurements de granit ressortent, tout blancs. Les ossements de la terre, comme les appellent les vieilles gens.  Au fond de la faille la plus profonde – au sud-ouest, du côté où le soleil, compact et rouge, s’est couché un peu plus tôt – , la Providence reflète un rien de lumière grise. La rivière est basse à cette époque de l’année où les pluies sont rares. Elle réfléchit le ciel, faiblement, tel un vieux miroir. »

Ainsi commence ce beau roman, avec le personnage d’Abigail qui est celle qui clôt le livre. Ce premier chapitre en introduction se situe temporellement au même temps que la fin. Ainsi, en une boucle, l’auteure relate l’histoire d’une famille riche de Louisiane, sur 150 ans, prenant à rebours une grande part de la littérature de l’époque. Et puis c’est une femme qui écrit, qui parle et en fait parler d’autres. Et c’était rare aussi. La rencontre de Margaret avec William, au grand nettoyage de  la maison flottante:

« Quand l’eau baissait, il retrouvait la maison à sa place. Aidé des hommes de sa famille, il bâtissait de nouvelles fondations sur lesquelles il la hissait. Les femmes en lavaient l’intérieur à grande eau pour la débarrasser de la boue et des animaux crevés qui y étaient restés pris au piège. et ensuite tous s’installaient pour les dix mois suivants.

-J’ai entendu parler de lui, dit William. Tu es sa fille?

-Sa petite – fille.

Il sourit de la promptitude avec laquelle elle avait corrigé.

-Bien sûr que tu n’es pas assez vieille pour être autre chose que sa petite-fille.

-J’ai dix-huit ans, dit-elle.

William se contenta de sourire en hochant la tête.

Elle ajouta:

-Je m’appelle Margaret.

Ce fut ainsi que cela commença. Ce fut ainsi qu’il découvrit Margaret lavant du linge dans un ruisseau qui n’avait pas de nom. »

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Ce roman subtil dans son propos ( ne pas oublier qu’il a été écrit en 1965 ) est d’une construction parfaite, dans une langue extrêmement belle et soignée ( dire ici merci à la traductrice ) m’a enchantée, épatée, parce que je pense que les femmes qui s’exprimaient à cette époque aux USA étaient rares, en tous cas sur ces sujets brûlants et il est temps de les découvrir. Cette collection des éditions Belfond m’a souvent offert des textes superbes . Car si cette époque est riche en très brillantes plumes, les hommes y sont nombreux. Alors proposer le regard d’une femme, celle qui écrit et celle qui vit dans ce roman, la narratrice principale, c’est un vrai cadeau. Abigail, celle qui va nous emmener jusqu’au bout de cette histoire:

« La mémoire est une chose curieuse. Il y a des périodes de ma vie- des mois et même des années – dont je ne me rappelle absolument rien. Ce sont simplement des blancs que rien ne vient jamais remplir. 

Et j’ai essayé de les remplir. Parce que, je ne sais trop comment, je m’étais mis dans la tête que si j’arrivais à me souvenir, à retrouver tous les morceaux, je comprendrais enfin. Et j’ai eu beau faire, je n’ai rien trouvé. Les morceaux se sont perdus je ne saurais dire où… »

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Voici l’histoire donc d’une riche famille blanche de Louisiane. Voici l’histoire d’un homme, William Howland qui sera à l’origine des ennuis futurs de sa descendance, à l’insu de cette descendance, jusqu’à Abigail. William qui n’en finira pas de surprendre.

Je ne vais bien sûr pas en dire trop, mais je veux parler de la beauté de l’écriture, qui ne manque pas de vivacité ni d’ironie, et qui dépeint avec douceur la nature de cette région et ses habitants avec, pour ceux-ci, beaucoup de causticité.

Par exemple, un de mes passages préférés est celui où William, encore jeune, décide de se promener en bateau sur le bayou. Et porté par la tranquillité du fil de l’eau, il va se perdre dans sa promenade. Ces pages sont absolument magnifiques, tant elles rendent hommage à ces paysages où l’homme n’est pas forcément le bienvenu, mais aussi pour le portrait de William, comme mis à nu, hors du regard des autres, dans un laisser-aller que je trouve romantique, paisible, un homme remis à sa place dans les éléments, jamais il ne s’inquiète, jamais il n’a vraiment peur, il se contente de se laisser porter et de redevenir presque animal, ou végétal sur son petit bateau sur l’eau, il se contente de se fondre au décor sauvage. Mais c’est aussi, sans doute, parce qu’il sait que sa route va lui réapparaître. Bref, c’est un de mes passages préférés.

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William, puis Margaret et Abigail. Margaret a droit au chapitre entre les deux dans lesquels  Abigail nous parle. Car Margaret est comme le grain de sable dans les rouages de cette famille riche. Car Margaret est noire, mais pas seulement. Et je n’en dis pas plus. Quant à Abigail, elle se marie avec un ambitieux, elle fait des enfants, des filles puis enfin un garçon. Elle réintègre la maison et ferme de son grand-père William avec son époux dans une bourgade bien comme il faut. Le mari ambitieux vise le poste de gouverneur; souvent absent, Abigail languit. William son grand-père est avec elle à chaque instant dans son esprit, elle l’a aimé. Il lui a laissé Margaret, cette digne femme noire d’ébène et secrète qui fut à leur service, et dont les enfants un à un la quitteront. Femme étrange Margaret, intelligente et avec un côté féroce aussi. Abigail épouse donc John Tolliver, du comté de Somerset – extrait long, pour une fois, car nécessaire –  :

« De tous les comtés de l’État, aucun n’avait un passé aussi sombre et aussi sanglant que ce comté de Somerset, situé à l’extrême nord. C’était là-haut que pendant toute la première partie du XVIIIè siècle on trouvait ces plantations réservées à l’élevage des esclaves. On y élevait les Noirs pour les vendre comme du bétail. Cela rapportait de l’argent, amis rien d’autre. Même à cette époque on ne faisait pas grand cas des trafiquants ou éleveurs d’esclaves. On se servait chez eux, mais – comme avec les commerçants juifs – une fois loin, on crachait par terre pour se débarrasser du goût. Le mécontentement et l’agitation régnaient en permanence dans ces stations d’élevage. C’était souvent de là  que partaient les révoltes d’esclaves. La plupart étaient étouffées avant d’avoir pu gagner les comptés voisins. Mais parfois elles se propageaient dans tout l’état. Vers 1840, il y en avait eu une très violente, qui avait laissé une belle traînée de maisons incendiées et de cadavres pendus aux arbres. Quant aux Blancs du comté de Somerset, ils étaient violents eux aussi. Les voyageurs de cette époque ne manquaient jamais de frissonner et de tenir prêt leur fusil quand ils s’engageaient sur ce tronçon de la piste du nord. Pendant la reconstruction, des querelles de famille avaient éclaté, et vingt ans durant les blancs s’étaient entretués. Une fois ces querelles réglées, il ne resta plus qu’une seule famille, du nom de Tolliver. »

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Oui, c’est une histoire de famille avec des secrets plus ou moins secrets, mais un qui sera le désastre pour les ambitions de John, le mari d’Abigail. Et pas des moindres à cette époque et dans ce lieu. On a aussi un autre regard sur le racisme et la ségrégation, sous l’œil de cette femme, sous la plume de Shirley Ann Grau, toute en nuances. La fin est une sorte d’apothéose et Abigail est absolument surprenante. J’ai aimé ce personnage, mais aussi William et sa dérive sur le bayou. Et puis Oliver et Margaret. Quant à la population environnante, on peut se dire que pas grand chose n’a changé depuis 1965…

Lire un prix Pulitzer de 1965 c’est suivre un véritable cours d’histoire passé au filtre d’une plume incisive et d’un regard de femme. Elle a fait preuve d’un grand courage, d’un grand culot, Shirley Ann Grau, pour écrire ce livre à cette époque. On y lit des mots choquants, elle y décrit des scènes et des mots infâmes sortent parfois de la bouche de ses personnages, mais le cœur du livre est d’un grand courage en ce temps.

Les éditions Belfond m’ont très souvent comblée avec ces livres « Vintage » ( par exemple une réédition de » La route au tabac » d’ Erskine Caldwell ou « Novembre » de Joséphine Johnson ), et une fois de plus, bravo.

La fin de ce livre est terrible, en voici juste les deux dernières phrases:

« Je continuai à pleurer pour finir par glisser au bas de ma chaise. Et je pleurai encore par terre, recroquevillée comme un fœtus sur le plancher froid. »

Une chanson, Nat King Cole, « Mona Lisa »

« Harlem Shuffle » – Colson Whitehead, éditions Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Charles Recoursé (USA)

Harlem Shuffle par Whitehead« Son cousin Freddie le brancha sur le casse par une chaude nuit de début juin. Ça avait été une de ces journées où Ray Carney devait courir dans tous les sens – du nord au sud de Manhattan, uptown, downtown, pied au plancher. Ne pas laisser refroidir le moteur. Première étape, Radio Row – le quartier des magasins d’électronique – pour décharger les trois derniers postes à transistors, deux RCA et un Magnavox, et récupérer la télé qu’il avait laissée. Il arrêtait les radios, n’en ayant pas vendu une seule en un an et demi malgré ses ristournes et ses suppliques. »

Bienvenue dans le Harlem des années 60, chez Ray Carney et sa boutique.

D’abord, j’ai admiré ici la capacité de l’auteur à changer de registre, avec une plume chargée d’ironie, beaucoup d’humour et un sens de l’action certain. Quelques longueurs dans la première moitié m’ont fait douter, je le reconnais sans peine. Mais. Bien sûr il y a un « mais », parce que dans le grand bazar de ce quartier où rien ne va droit, où les gens et les lieux sont mouvants et pleins de ressources pour vivre, honnêtement ou pas, c’est l’histoire du moment et les grands mouvements noirs pour les droits civiques, la volonté d’accéder au reste de la ville. En cela le parcours de Ray et de sa famille est intéressant, les compromis – les pires et les meilleurs, mais disons-le, le pire surtout – .

« Il suffisait à Carney de marcher cinq minutes dans n’importe quelle direction, et les maisons de ville immaculées d’une génération donnée devenaient les maisons de shoot de la suivante, des taudis racontaient en chœur le même abandon, et des commerces ressortaient saccagés et détruits de quelques nuits d’émeutes. Qu’est-ce qui avait mis le feu aux poudres, cette semaine ? Un policier blanc avait abattu un jeune Noir de trois balles dans le corps. Le savoir-faire américain dans toute sa splendeur : on crée des merveilles, on crée de l’injustice, on n’arrête jamais. »

Intéressant donc, le parcours de Ray Carney, « Pas voyou, tout juste un peu filou » et de sa famille. Carney vend des postes de radio, puis des télévisions et des meubles. Mais pas que, parce que comment tenir sans faire allégeance aux protecteurs.

« La circulation des enveloppes. Carney repensa à son idée de barattage, au mouvement des marchandises – meubles de télévision, fauteuils, pierres précieuses, fourrures, montres – d’une main à une autre, d’une vie à une autre, d’un acheteur à un vendeur puis à un nouvel acheteur. Comme dans les illustrations de National Geographic sur le climat représentant les masses d’air invisibles et les courants profonds qui façonnaient la personnalité du monde. Si on prenait un peu de recul et si on avait les bonnes clés, on pouvait observer l’action de ces forces secrètes, leur fonctionnement. Si on avait les bonnes clés. »

Et puis, et puis, mon personnage préféré, le cousin Freddie. Qui n’est vraiment pas le plus « honnête » de l’histoire, mais je ne saurais pas dire vraiment pourquoi c’est lui que je préfère, que je trouve le plus attachant. Je crois pour son naturel, son attachement à son cousin Ray, sa nonchalance, son talent à se laisser porter par les événements et à en tirer partie, parfois avec succès, mais pas toujours. Freddie incarne à lui seul le portrait de l’habitant de Harlem d’alors. Enfin je crois. Alors que Ray, qui ne vise qu’à monter en puissance dans son commerce, entraîné dès le début dans le casse de l’hôtel Astoria par son cousin, Ray veut devenir plus riche, plus remarquable, alors il s’accommode de petits arrangements . Il s’en sortira, Ray, alors que Freddie non. Freddie qui se lance sur les routes avec Linus, fils de riche . Pour moi, ce sont les plus belles et les plus justes humainement, ces pages, celles de cette amitié. Ce duo improbable est d’une grande justesse et contient, je crois, le désir de vivre libres de ces deux hommes et en même temps une forme de désespoir .

Histoire si dense qu’impossible à raconter mais que Colson Whitehead, avec son talent incontestable écrit d’une plume chargée surtout d’une grande ironie. J’ai vraiment préféré la seconde moitié, et la fin m’a beaucoup touchée. Je ne connais pas New York, je n’ai jamais mis un pied aux USA, mais je lis ce pays depuis des années. Je le lis, je le vois au cinéma, et je pense d’ailleurs que ce roman ferait un film formidable entre les mains d’un grand cinéaste. Sur la corruption, sur la violence, sur le désir d’être visible et respecté, parfois par des moyens suspects, l’auteur sans concessions réussit à écrire cela, laissant néanmoins chez ses personnages une insatisfaction, une amertume en filigrane.

Freddie reste pour moi le plus beau personnage, c’est lui qui m’a poussée à la lecture et je pense que l’auteur a eu pour lui un peu le même sentiment. Le rendant présent même quand il s’efface. J’ai eu même pas mal de rancœur contre Ray qui l’a lâché, alors que leur jeunesse les liait très fort, cet extrait dit bien ce qui dans le caractère de ces deux personnages va les éloigner, avec ici Freddie la tête dans les étoiles.

« Carney repensa à ces nuits d’été, il y avait si longtemps, où la chaleur était telle que Freddie et lui dépliaient une couverture et s’allongeaient sur le toit de la 129e Rue. Le bitume noir recrachait les degrés accumulés dans la journée, mais il faisait quand même plus frais qu’à l’intérieur. Au-dessus, le bouillonnement immense et éternel du ciel nocturne. Les yeux accommodent. Un soir, Freddie lui confia qu’il se sentait tout petit sous les étoiles. Leur connaissance des constellations se limitait aux deux Ourses et à la Ceinture d’Orion, mais il n’est pas nécessaire de connaître le nom d’une chose pour savoir l’effet qu’elle produit sur vous, et Carney ne se sentait ni minuscule ni insignifiant sous les étoiles, il se sentait accepté. Les étoiles avaient leur place et lui avait la sienne. »

 La galerie de portraits est épatante, Pepper, Chink Montague ou Miami Joe, les costumes, les chapeaux, le langage, les rues de Harlem, mouvantes au fil de la lecture. 

Vraiment de quoi tirer un super film !

« Harlem Shuffle  » est le titre d’une chanson écrite en 1963 par le duo Bob &Earl, reprise par les Rolling Stones ( album Dirty Work) en 1986. Son original plutôt

« Cérémonie » – Leslie Marmon Silko – éditions Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Michel Valmary (USA)

 

« Cette nuit-là, Tayo ne dormit pas bien. Il se tournait et se retournait dans le vieux lit en fer, dont les ressorts continuaient à grincer même quand il s’apaisait, faisant lever à nouveau des rêves de nuit noire et de voix fortes qui le ballottaient en tous sens comme une crue charrie des débris. Ce soir-là, c’était le chant qui était venu le premier en un grincement monté du lit: un homme chantait la mélodie familière d’une chanson d’amour en espagnol, avec ces deux mots qui se répétaient: « Y volvéré ». Parfois c’était les voix japonaises qui venaient les premières: avec force et colère, elles repoussaient loin la chanson. Puis, à l’oreille, il sentait que son rêve changeait de direction, à l’image d’une brise d’après-midi qui, de vent du sud, se mue peu à peu en vent d’ouest; les voix étaient alors celles de la réserve de Laguna Pueblo, et c’était oncle Josiah qui l’appelait, qui lui apportait un médicament contre la fièvre quand Tayo, il y avait bien longtemps, avait été malade. »

Ce roman publié une première fois en 1977 est ici dans une édition révisée avec un avant-propos que j’ai trouvé plutôt nécessaire et même indispensable pour mieux comprendre ce roman très dense. Si on ajoute une préface de Larry McMurtry, on a une idée de la qualité de ce livre. 

 Tayo, vétéran de la Seconde Guerre Mondiale, rentre ravagé, avec ce si terrible syndrome post-traumatique qui affectera de nombreux hommes au retour de plusieurs guerres. Tayo appartient à une tribu du Nouveau -Mexique.

A son retour, en état de choc, donc, il s’aperçoit  que son peuple a à peu près tout perdu. 

Le roman est ici d’un terrible réalisme, qui décrit la déchéance, par l’alcool en particulier de ces communautés, la destruction de leurs territoires avec des exploitations minières par exemple. Bref, Tayo est malade, dévasté et ce sera par le retour à ses origines profondes qu’il accédera à la « guérison », ce retour passant par des rituels, de la poésie, des chants et des cérémonies. Ces Cérémonies qui chassent les démons et mauvais esprits, ces cérémonies qui apaisent et donnent du courage pour reconquérir pensée, vie, liberté.

Ainsi le livre va suivre les pas de ce jeune homme, qui après le constat des dégradations va vouloir se réparer, lui, pour être apte à sauver ce qu’il reste à sauver des siens. C’est donc une immersion dans laquelle la poésie, les contes, les forces naturelles et le courage sont majeurs. En lisant ce livre j’ai vite compris que c’était extrêmement difficile d’en parler, sans en ôter justement la poésie et la force. Un grand livre, c’est une évidence, dans une collection que j’aime énormément, justement pour de telles découvertes. Je m’en tiendrai donc à ça, quelques extraits et une vive recommandation, que ce soit pour celles et ceux qui s’intéressent au sujet des peuples premiers en Amérique, à leur histoire et à leur culture, qui comme on le constate ici, que ce soit par ce roman ou par ces auteurs qui ne cessent de nous enchanter et de nous apprendre, est une galaxie majeure de la littérature américaine

Pour conclure, je vous confie un court paragraphe de la préface du grand Larry Mc Murtry qui peut-être à lui seul suffira à vous convaincre mieux que je ne saurais le faire :

« Quand Leslie Marmon Silko a commencé à publier ses premiers textes au début des années 70, il est apparu clairement qu’une voix d’un éclat inhabituel venait d’apparaître sur la scène littéraire. Elle l’a très tôt confirmé avec la publication de son chef d’œuvre, l’envoûtant et déchirant « Cérémonie », un livre qui confine à la grandeur et peut aisément prétendre être l’un des deux ou trois meilleurs premiers romans de sa génération, un livre, enfin, qui a surpris et ému des centaines de milliers de lecteurs.

Ce roman n’a rien perdu de sa puissance depuis sa parution en 1977. C’est un livre si original et à la texture si riche que l’écrivain N. Scott Momaday  ( prix Pulitzer en 1969 pour « Une maison faite d’aube ») s’est demandé si on devait vraiment le qualifier de roman suggérant à la place le terme de récit, plus fidèle à l’oralité amérindienne. »

« Plus bas dans la vallée & Quelques courts récits des Appalaches » – Ron Rash, Gallimard La Noire, traduit par Isabelle Reinharez ( Etats- Unis)

Plus bas dans la vallée par Rash« Quand Serena Pemberton descendit de l’hydravion Commodore, en juillet 1931, un modeste mais fervent contingent de reporters et de photographes l’attendait. À l’exception du pilote, elle était seule. Ceux qui l’accompagneraient au camp forestier, à la fois bêtes et gens, étaient arrivés par bateau la veille au soir. Ils avaient déjà pris place à bord du train qui les emmènerait de Miami en Caroline du Nord. Tous sauf Galloway, son exécuteur des basses besognes, qui s’était procuré une automobile pour conduire sa patronne à la gare. »

C’est peu dire que c’est un intense bonheur de lire Ron Rash de nouveau, et de retrouver cette Serena que j’ai tant détestée dans le roman éponyme. Et de la détester toujours autant, voire plus. Ce personnage à elle seule amène la force du récit avec les palpitations du cœur qu’elle déclenche, colère, détestation, envie de meurtre. Mais oui, carrément. Car de retour du Brésil où elle a rasé des forêts, la revoici dans les Smocky Mountains, où ses ouvriers bûcherons vont devoir terminer la tâche entreprise, la destruction totale de ce qu’il reste d’arbres. Flanquée du très obéissant Galloway, elle va semer à nouveau la terreur, la misère, la violence parmi ces pauvres hommes quasi esclaves. Je vous laisse l’insondable plaisir de lire ses malfaisances et les dommages collatéraux. Ron Rash ne cède rien à ce personnage et en fait une sorte de Commandeur menaçant et destructeur.

Vous l’avez compris, énorme coup de cœur pour cette nouvelle qui occupe la moitié du livre, puis laisse place à six autres, courtes et tout aussi fortes et belles et si remarquablement écrites, l’humour apparait parfois, plein d’ironie ravageuse

« Être si près de ses beaux-frères lui donnait
l’impression qu’une mycose
commençait à envahir son corps.
Ces deux-là dégageaient une odeur de moisi
style champignon.
Rien d’étonnant vu qu’ils bougeaient
à peu près autant que ces végétaux. »

 L’écrivain dessine à coups de crayons sûrs et vigoureux des portraits précis et marquants, Stacy, Baro, … la dernière nouvelle m’a beaucoup plu, amusée, je la trouve parfaite par sa forme et son ton. Toutes les autres sont des moments de vie de ces habitants souvent pauvres de cette région un peu oubliée du reste du pays. Ron Rash dépeint la misère et l’isolement comme personne, avec humanité mais lucidité. Et encore une fois, l’humour, ici féroce :

 » Il suffisait de regarder la Floride sur une carte
pour voir qu’elle pendouillait,
accrochée au reste de l’Amérique
comme une bite flasque .
C’était incroyable que les pères fondateurs
n’aient pas scié ce putain d’État
pour le laisser partir à la dérive.
Un État dont « l’individu » le plus célèbre
se baladait en feignant d’être une souris
de deux mètres cinquante. »

Un régal de lecture qui poussera, j’espère, ceux qui n’ont pas lu « Serena » à le faire. L’œuvre entière de Ron Rash est magnifique. Et ce dès le premier roman, « Un pied au paradis » qui reste un de mes préférés . Je termine sur les dernières phrases de la dernière nouvelle, « Leurs yeux anciens et brillants »:

« Acipenser fulvescens », énonça-t-il, le latin prononcé lentement à la manière d’une incantation. Il remit la scutelle dans sa poche et, sans plus s’occuper de Meekins, contourna le pick-up pour s’engager  sur la route goudronnée. Campbell lui emboîta le pas, chargé du matériel de pêche, Creech venait en dernier, le livre dans les bras. C’était une lente et digne procession. Ils prirent vers l’est, en direction du magasin, le soleil de la fin d’après -midi dorant leurs visages crevassés et décharnés. En sortant de l’ombre, ils clignèrent des yeux, comme éblouis, tout à fait à la manière des saints de l’ancien temps qui ont été aveuglés par l’éclat de la véritable vision mystique. »