« Harlem Shuffle » – Colson Whitehead, éditions Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Charles Recoursé (USA)

Harlem Shuffle par Whitehead« Son cousin Freddie le brancha sur le casse par une chaude nuit de début juin. Ça avait été une de ces journées où Ray Carney devait courir dans tous les sens – du nord au sud de Manhattan, uptown, downtown, pied au plancher. Ne pas laisser refroidir le moteur. Première étape, Radio Row – le quartier des magasins d’électronique – pour décharger les trois derniers postes à transistors, deux RCA et un Magnavox, et récupérer la télé qu’il avait laissée. Il arrêtait les radios, n’en ayant pas vendu une seule en un an et demi malgré ses ristournes et ses suppliques. »

Bienvenue dans le Harlem des années 60, chez Ray Carney et sa boutique.

D’abord, j’ai admiré ici la capacité de l’auteur à changer de registre, avec une plume chargée d’ironie, beaucoup d’humour et un sens de l’action certain. Quelques longueurs dans la première moitié m’ont fait douter, je le reconnais sans peine. Mais. Bien sûr il y a un « mais », parce que dans le grand bazar de ce quartier où rien ne va droit, où les gens et les lieux sont mouvants et pleins de ressources pour vivre, honnêtement ou pas, c’est l’histoire du moment et les grands mouvements noirs pour les droits civiques, la volonté d’accéder au reste de la ville. En cela le parcours de Ray et de sa famille est intéressant, les compromis – les pires et les meilleurs, mais disons-le, le pire surtout – .

« Il suffisait à Carney de marcher cinq minutes dans n’importe quelle direction, et les maisons de ville immaculées d’une génération donnée devenaient les maisons de shoot de la suivante, des taudis racontaient en chœur le même abandon, et des commerces ressortaient saccagés et détruits de quelques nuits d’émeutes. Qu’est-ce qui avait mis le feu aux poudres, cette semaine ? Un policier blanc avait abattu un jeune Noir de trois balles dans le corps. Le savoir-faire américain dans toute sa splendeur : on crée des merveilles, on crée de l’injustice, on n’arrête jamais. »

Intéressant donc, le parcours de Ray Carney, « Pas voyou, tout juste un peu filou » et de sa famille. Carney vend des postes de radio, puis des télévisions et des meubles. Mais pas que, parce que comment tenir sans faire allégeance aux protecteurs.

« La circulation des enveloppes. Carney repensa à son idée de barattage, au mouvement des marchandises – meubles de télévision, fauteuils, pierres précieuses, fourrures, montres – d’une main à une autre, d’une vie à une autre, d’un acheteur à un vendeur puis à un nouvel acheteur. Comme dans les illustrations de National Geographic sur le climat représentant les masses d’air invisibles et les courants profonds qui façonnaient la personnalité du monde. Si on prenait un peu de recul et si on avait les bonnes clés, on pouvait observer l’action de ces forces secrètes, leur fonctionnement. Si on avait les bonnes clés. »

Et puis, et puis, mon personnage préféré, le cousin Freddie. Qui n’est vraiment pas le plus « honnête » de l’histoire, mais je ne saurais pas dire vraiment pourquoi c’est lui que je préfère, que je trouve le plus attachant. Je crois pour son naturel, son attachement à son cousin Ray, sa nonchalance, son talent à se laisser porter par les événements et à en tirer partie, parfois avec succès, mais pas toujours. Freddie incarne à lui seul le portrait de l’habitant de Harlem d’alors. Enfin je crois. Alors que Ray, qui ne vise qu’à monter en puissance dans son commerce, entraîné dès le début dans le casse de l’hôtel Astoria par son cousin, Ray veut devenir plus riche, plus remarquable, alors il s’accommode de petits arrangements . Il s’en sortira, Ray, alors que Freddie non. Freddie qui se lance sur les routes avec Linus, fils de riche . Pour moi, ce sont les plus belles et les plus justes humainement, ces pages, celles de cette amitié. Ce duo improbable est d’une grande justesse et contient, je crois, le désir de vivre libres de ces deux hommes et en même temps une forme de désespoir .

Histoire si dense qu’impossible à raconter mais que Colson Whitehead, avec son talent incontestable écrit d’une plume chargée surtout d’une grande ironie. J’ai vraiment préféré la seconde moitié, et la fin m’a beaucoup touchée. Je ne connais pas New York, je n’ai jamais mis un pied aux USA, mais je lis ce pays depuis des années. Je le lis, je le vois au cinéma, et je pense d’ailleurs que ce roman ferait un film formidable entre les mains d’un grand cinéaste. Sur la corruption, sur la violence, sur le désir d’être visible et respecté, parfois par des moyens suspects, l’auteur sans concessions réussit à écrire cela, laissant néanmoins chez ses personnages une insatisfaction, une amertume en filigrane.

Freddie reste pour moi le plus beau personnage, c’est lui qui m’a poussée à la lecture et je pense que l’auteur a eu pour lui un peu le même sentiment. Le rendant présent même quand il s’efface. J’ai eu même pas mal de rancœur contre Ray qui l’a lâché, alors que leur jeunesse les liait très fort, cet extrait dit bien ce qui dans le caractère de ces deux personnages va les éloigner, avec ici Freddie la tête dans les étoiles.

« Carney repensa à ces nuits d’été, il y avait si longtemps, où la chaleur était telle que Freddie et lui dépliaient une couverture et s’allongeaient sur le toit de la 129e Rue. Le bitume noir recrachait les degrés accumulés dans la journée, mais il faisait quand même plus frais qu’à l’intérieur. Au-dessus, le bouillonnement immense et éternel du ciel nocturne. Les yeux accommodent. Un soir, Freddie lui confia qu’il se sentait tout petit sous les étoiles. Leur connaissance des constellations se limitait aux deux Ourses et à la Ceinture d’Orion, mais il n’est pas nécessaire de connaître le nom d’une chose pour savoir l’effet qu’elle produit sur vous, et Carney ne se sentait ni minuscule ni insignifiant sous les étoiles, il se sentait accepté. Les étoiles avaient leur place et lui avait la sienne. »

 La galerie de portraits est épatante, Pepper, Chink Montague ou Miami Joe, les costumes, les chapeaux, le langage, les rues de Harlem, mouvantes au fil de la lecture. 

Vraiment de quoi tirer un super film !

« Harlem Shuffle  » est le titre d’une chanson écrite en 1963 par le duo Bob &Earl, reprise par les Rolling Stones ( album Dirty Work) en 1986. Son original plutôt

9 réflexions au sujet de « « Harlem Shuffle » – Colson Whitehead, éditions Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Charles Recoursé (USA) »

  1. Mes deux premières lectures de Colson Whitehead ne m’ont pas enthousiasmée au point que j’aie envie de le lire à nouveau… j’ai du mal à comprendre ce que beaucoup lui trouvent…

    J’aime

    • Oui, comme toi, et bien sûr et tant mieux nous n’aimons et ne lisons pas tous les mêmes choses. Ce roman ci est vraiment souvent drôle, assez grinçant je trouve et très bien construit. Et j’ai adoré Freddie. Plus que le « héros ».

      J’aime

  2. Comme Sandrine, ses deux précédents titres ne m’ont pas vraiment convaincue, j’ai trouvé que l’écriture y manquait de « chair ». Et pourtant, je me laisserais presque tenter par celui-là… je verrai quand il sortira en poche !

    J’aime

    • celui-ci est vraiment drôle et ironique. Un peu long dans le milieu du livre, touffu, mais j’y ai trouvé des personnages assez bien dessinés quand même. Et le Harlem de cette époque dans un regard sans concessions

      J’aime

  3. J’ai bien aimé les deux. Surtout pour leurs thèmes. Ce qu’il nous raconte fait partie des cruels héritages noirs. Voilà un auteur qu’il faudrait lire en anglais: pas sûre que le style soit bien rendu par la traduction.

    Aimé par 1 personne

    • Je suis d’accord avec toi, mais quant à la traduction, pour moi qui ne maîtrise pas l’anglais, comment savoir? C’est l’éternelle question de la traduction. A priori Charles Recoursé est plutôt bon. Comme je te dis, moi, je suis incapable de dire vraiment. J’ai pris plaisir à cette lecture, c’est Nickel boys que j’ai préféré des trois lus. Mais ici c’est le regard sur Harlem de cette époque, grinçant, ironique, et très critique envers tout le monde qui m’a plu. Et Freddie, mon préféré ! 🙂

      Aimé par 2 personnes

  4. Ping : Harlem Shuffle, Colson Whitehead – Pamolico – critiques romans, cinéma, séries

commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.