« Cérémonie » – Leslie Marmon Silko – éditions Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Michel Valmary (USA)

 

« Cette nuit-là, Tayo ne dormit pas bien. Il se tournait et se retournait dans le vieux lit en fer, dont les ressorts continuaient à grincer même quand il s’apaisait, faisant lever à nouveau des rêves de nuit noire et de voix fortes qui le ballottaient en tous sens comme une crue charrie des débris. Ce soir-là, c’était le chant qui était venu le premier en un grincement monté du lit: un homme chantait la mélodie familière d’une chanson d’amour en espagnol, avec ces deux mots qui se répétaient: « Y volvéré ». Parfois c’était les voix japonaises qui venaient les premières: avec force et colère, elles repoussaient loin la chanson. Puis, à l’oreille, il sentait que son rêve changeait de direction, à l’image d’une brise d’après-midi qui, de vent du sud, se mue peu à peu en vent d’ouest; les voix étaient alors celles de la réserve de Laguna Pueblo, et c’était oncle Josiah qui l’appelait, qui lui apportait un médicament contre la fièvre quand Tayo, il y avait bien longtemps, avait été malade. »

Ce roman publié une première fois en 1977 est ici dans une édition révisée avec un avant-propos que j’ai trouvé plutôt nécessaire et même indispensable pour mieux comprendre ce roman très dense. Si on ajoute une préface de Larry McMurtry, on a une idée de la qualité de ce livre. 

 Tayo, vétéran de la Seconde Guerre Mondiale, rentre ravagé, avec ce si terrible syndrome post-traumatique qui affectera de nombreux hommes au retour de plusieurs guerres. Tayo appartient à une tribu du Nouveau -Mexique.

A son retour, en état de choc, donc, il s’aperçoit  que son peuple a à peu près tout perdu. 

Le roman est ici d’un terrible réalisme, qui décrit la déchéance, par l’alcool en particulier de ces communautés, la destruction de leurs territoires avec des exploitations minières par exemple. Bref, Tayo est malade, dévasté et ce sera par le retour à ses origines profondes qu’il accédera à la « guérison », ce retour passant par des rituels, de la poésie, des chants et des cérémonies. Ces Cérémonies qui chassent les démons et mauvais esprits, ces cérémonies qui apaisent et donnent du courage pour reconquérir pensée, vie, liberté.

Ainsi le livre va suivre les pas de ce jeune homme, qui après le constat des dégradations va vouloir se réparer, lui, pour être apte à sauver ce qu’il reste à sauver des siens. C’est donc une immersion dans laquelle la poésie, les contes, les forces naturelles et le courage sont majeurs. En lisant ce livre j’ai vite compris que c’était extrêmement difficile d’en parler, sans en ôter justement la poésie et la force. Un grand livre, c’est une évidence, dans une collection que j’aime énormément, justement pour de telles découvertes. Je m’en tiendrai donc à ça, quelques extraits et une vive recommandation, que ce soit pour celles et ceux qui s’intéressent au sujet des peuples premiers en Amérique, à leur histoire et à leur culture, qui comme on le constate ici, que ce soit par ce roman ou par ces auteurs qui ne cessent de nous enchanter et de nous apprendre, est une galaxie majeure de la littérature américaine

Pour conclure, je vous confie un court paragraphe de la préface du grand Larry Mc Murtry qui peut-être à lui seul suffira à vous convaincre mieux que je ne saurais le faire :

« Quand Leslie Marmon Silko a commencé à publier ses premiers textes au début des années 70, il est apparu clairement qu’une voix d’un éclat inhabituel venait d’apparaître sur la scène littéraire. Elle l’a très tôt confirmé avec la publication de son chef d’œuvre, l’envoûtant et déchirant « Cérémonie », un livre qui confine à la grandeur et peut aisément prétendre être l’un des deux ou trois meilleurs premiers romans de sa génération, un livre, enfin, qui a surpris et ému des centaines de milliers de lecteurs.

Ce roman n’a rien perdu de sa puissance depuis sa parution en 1977. C’est un livre si original et à la texture si riche que l’écrivain N. Scott Momaday  ( prix Pulitzer en 1969 pour « Une maison faite d’aube ») s’est demandé si on devait vraiment le qualifier de roman suggérant à la place le terme de récit, plus fidèle à l’oralité amérindienne. »

« Celui qui veille » – Louise Erdrich, Albin Michel/Terres d’Amérique, traduit par Sarah Gurcel

9782226455994-jSeptembre 1953

L’usine de pierres d’horlogerie de Turtle Mountain

Thomas Wazhashk saisit la bouteille thermos calée sous son bras et la posa sur le bureau en acier, à côté de sa mallette éraflée. Sa veste de travail atterrit sur la chaise, et sa gamelle sur le rebord glacé de la fenêtre. Lorsqu’il retira sa casquette matelassée, une pomme sauvage tomba du rabat cache-oreille. Un cadeau de Fee, sa fille. Il plaça le fruit sur le bureau pour le contempler, avant d’insérer sa fiche dans la pointeuse. Minuit. Il prit alors le trousseau de clés et la lampe-torche fournie par l’entreprise, puis fit le tour du rez-de-chaussée.

C’est dans cet endroit silencieux, toujours silencieux, que de nombreuses femmes de Turtle Mountain passaient leurs journées penchées sous la lumière crue des lampes de travail. »

Mais quel bonheur de lecture! Retrouver Louise Erdrich dans ce qu’elle a de meilleur – le livre précédent ne m’avait pas totalement convaincue – avec ce magnifique roman que j’ai eu peine à quitter.

Bandera_Turtle_MountainPour moi ce livre compte parmi les meilleurs de cette autrice que j’aime particulièrement depuis que je l’ai découverte avec « Dernier rapport sur les miracles à Little No Horse ». S’emparant de l’histoire de son grand-père Patrick Gourneau qui présida le conseil consultatif de la Bande d’Indiens Chippewas de Turtle Mountain dans les années 50, elle retrace son combat contre la Résolution 108 du Congrès. La postface raconte comment l’autrice a reconstitué la mémoire de ces événements, et d’une histoire si personnelle, si émouvante elle a écrit un roman qui pour moi a toutes les qualités de cette plume hors pair. Pour une dénonciation ferme, têtue et toujours d’actualité du sort des peuples autochtones, pour dépeindre la vie de la réserve, dessiner des portraits, dérouler des dialogues avec grâce et humour.

« Une proposition de loi

…visant à 1) assurer la termination de la tutelle fédérale sur les terres de la Bande d’Indiens Chippewas de Turtle Mountain dans les États du Dakota du Nord, du Dakota du Sud et du Montana, ainsi que sur les membres individuels de la tribu susnommée, 2) faciliter la délocalisation pacifique de ces Indiens vers des zones offrant davantage d’opportunités économiques, 3)  d’autres choses… »

Arthur_Vivian_WatkinsLa réserve de Turtle Mountain est sous la menace de la « termination » que veut appliquer le sénateur Watkins. Il ne manque que le préfixe « ex » pour signifier la fin d’une communauté. Thomas Wazhashk et son épouse Rose, Noko la mère de Rose, leurs enfants et d’autres dont Rose prend soin, tous vivent à la ferme. Mais Thomas travaille à l’usine locale de pierres d’horlogerie, il y est veilleur de nuit et sa fille Patrice, alias Pixie – surnom qu’elle ne veut plus entendre –  est ouvrière dans cette même usine. On y trouve d’ailleurs essentiellement des femmes, plus habiles pour le travail précis et délicat. C’est surtout Patrice que l’on va suivre, jeune femme volontaire, audacieuse et très jolie car les prétendants ne manquent pas autour d’elle.

« Barnes courba le dos. Ce que venait de dire Thomas le réconfortait néanmoins. Ça ne les empêcherait pas de l’apprécier. Il serait reconnu, apprécié et c’était important, car, entre toutes les femmes du monde, son cœur avait élu Pixie. Oh, ce serait Pixie et rien que Pixie. Il devait se battre jour après jour pour se convaincre qu’elle pourrait, qui sait, malgré la figure toujours plus parfaite de Wood Montain, tourner son somptueux regard incandescent vers lui et le récompenser du genre de sourire qu’il n’avait jamais reçu, mais qu’il avait observé, une fois, quand elle avait ri d’admiration à quelque exploit de son frère. »

Un drame s’est produit dans la famille avec la disparition de sa sœur Vera, dont on apprend qu’elle a eu un enfant, quelque part en ville. C’est bien sûr un chagrin terrible et le jour où la famille arrive à avoir une piste, c’est Patrice qui ira la chercher, tenter de la retrouver et de la ramener dans sa famille, elle et son bébé. Thomas est l’oncle de Patrice, dont le père est un ivrogne répugnant que sa famille fuit autant que faire se peut. Thomas est donc un homme respecté et bienveillant, essentiel à la Bande. Thomas et un groupe iront à Washington, Patrice, seule, se rendra à Minneapolis. Tous deux voyageront sur des routes nouvelles pour eux et dans des univers inconnus.

De nombreuses chroniques ont déjà été écrites, la presse a parlé  de ce roman prix Pulitzer, alors pour ma part, je dirai simplement ce que j’ai tant aimé dans cette lecture

592px-Indian_-_Minnesota_-_DPLA_-_77899d62278ffd5b9cde437449d659b8Bien sûr il y a le sujet de fond, ces terribles spoliations, la confiscation des territoires autochtones et l’irrespect des traités signés, le mépris de ces cultures si anciennes, et surtout la façon de piétiner les origines du continent avec une arrogance effrayante. Ce sentiment répugnant de supériorité des « nouveaux venus du Nouveau monde » !!! Un leit- motiv chez Louise Erdrich qui à chaque fois fait mouche. Cependant elle parle de ce sujet d’une façon unique, et pas toujours sur le même registre. Si certains romans ont été très durs, ont dressé un constat affreux de l’effet « réserves » ( comme « Love Medicine » ), d’autres comme ce dernier, choisissent un ton plus ironique, avec un humour cinglant, beaucoup de fantaisie et de drôlerie et j’adore cette façon de faire. Exemple de la fantaisie de cette écrivaine:

« L’oncle de Barnes, qui avait accepté de venir partager sa science avec Wood Mountain, arriva le lendemain. C’était un homme maigre et monté sur ressorts, dont les cheveux – les mêmes que son neveu –  dépassaient de ses oreilles des deux côtés comme une botte de foin en pagaille. Ce n’était pas pour rien qu’on l’appelait La Musique: il y avait réellement de la musique au programme de l’entraînement. Il avait apporté un électrophone et passait des disques, les dernières nouveautés, à plein volume – des airs endiablés pour stimuler le saut à la corde, simple, double, croisé. Il poussait le rythme des combinaisons de Wood Mountain avec des versions accélérées de « El Negro Zumbón » et de « Crazy Man, Crazy » de Bill Haley et les Comets. Les chansons s’incrustaient dans le cerveau du jeune boxeur qui n’entendait plus qu’elles. Elles coloraient son univers. Ses poings avaient désormais une vie propre. »

 

L’autrice parle d’amour, d’amitié, de la vie quotidienne au travail, autour du foyer, avec la famille, toute la vie de la communauté, tout se mêle donnant au roman une écriture tonique, sans temps mort; outre la défense de la « Bande d’Indiens Chippewas », et le départ de Patrice à Minneapolis pour rechercher sa sœur aînée, tous les « petits événements » du Het_universum_van_de_Ojibweg.smallerversionquotidien, la boxe et ce qu’elle va offrir à la cause de la communauté, les émergences des traditions chippewa, les légendes et sortilèges, tout contribue, en chapitres assez courts, à rendre ce livre impossible à lâcher.

« Et pourquoi avons-nous résisté ? Parce que nous ne pouvons tout simplement pas devenir des Américains comme les autres. Nous pouvons en avoir l’air, parfois. Nous pouvons nous comporter comme tels, parfois. Mais en dedans, non. Nous sommes des Indiens. »

Pour Patrice commence une véritable aventure et la découverte d’un autre monde, celui d’une grande ville. Ce périple donnera lieu à une expérience qu’elle va négocier avec beaucoup d’habileté et de culot. Patrice est un merveilleux personnage, jeune femme vive, intelligente. Les filles des communautés autochtones sont ici bien plus libérées – plus libres en fait – que celles du reste de la population, soumises aux lois de la religion importée. Il y a d’ailleurs une belle moquerie de la religion chrétienne et surtout des Mormons qui viennent tenter leur chance dans la réserve, donnant lieu à des scènes hilarantes ( en tous cas, moi j’ai beaucoup ri avec ces deux benêts, Elder Elnath et Elder Vernon ). Thomas découvre à l’occasion de cette rencontre que Watkins est Mormon.

305px-The_Book_of_Mormon-_An_Account_Written_by_the_Hand_of_Mormon_upon_Plates_Taken_from_the_Plates_of_Nephi« On aurait dit que le sénateur voulait à la fois que les Indiens disparaissent et qu’ils lui soient reconnaissants de cette disparition. Et maintenant que Thomas était allé aussi loin dans Le Livre de Mormon que l’envie de dormir le lui permettait, il comprenait pourquoi cet homme ne tenait absolument pas compte de la force de loi des traités. Sa religion lui enseignait que les mormons avaient reçu de Dieu toutes les terres qu’ils souhaitaient. es Indiens n’étaient pas blancs et plaisants: une malédiction divine leur avait infligé une peau sombre, de sorte qu’ils n’avaient pas le droit de vivre là. Qu’ils aient signé des traités avec les plus hautes instances gouvernementales des États- Unis ne signifiait rien pour Watkins. La loi passait après la révélation personnelle. D’ailleurs tout passait après la révélation personnelle. Et la révélation personnelle de Joseph Smith, intégralement consignée dans Le Livre de Mormon, disait que son peuple était le meilleur qui soit et devait posséder la terre. »

.Que dire encore de Millie qui fait des études universitaires et qui est un peu particulière, peut -être un syndrome d’Asperger? Mais l’autrice ne présume de rien, c’est Millie, unique en son genre. Ses vêtements sont tous ornés de motifs géométriques, qu’elle assortit, elle, selon des critères mystérieux. C’est très drôle et aussi très émouvant.

« Grace tenait un chemisier à carreaux noirs et jaunes, exactement de la bonne taille, avec un col pointu, des manches trois quarts et des pinces. Millie admirait la trouvaille quand Grace plongea la main dans les profondeurs d’une pile et en retira une pièce remarquable. une robe longue, épaisse, composée de six tissus différents dont chacun présentait un motif géométrique propre. Les couleurs étaient les mêmes – bleu, vert, doré – , mais arrangées selon des combinaisons uniques et complexes. […]. Quand Millie fixait les motifs, ils l’entraînaient en-dedans, en profondeur, au-delà du magasin et du village, jusqu’aux fondations mêmes du sens, et puis au-delà du sens, dans un endroit où la structure du monde n’avait rien à voir avec l’esprit humain, et rien à voir non plus avec les motifs d’une robe. Un endroit simple, sauvage, ineffable et exquis. L’endroit où elle se rendait toutes les nuits. »

Et puis il y a Valentine, et puis Betty. Le monde de l’usine offre des scènes précises sur le travail dur, qui ankylose le corps, qui demande précision, attention. Ceci n’empêche pas les filles de discuter. Des garçons et des amours. Bien sûr comme dans tous les groupes humains, il y a des querelles, des « moutons noirs », des jalousies et des chicaneries, mais néanmoins aux moments graves les liens se resserrent, et c’est bien le minimum pour lutter contre les exactions des gouvernements successifs.

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Consolidated government day school. Turtle Mountain Res., North Dakota. – NARA – 285393

Les garçons, les hommes sont amoureux, tous. Plusieurs de Patrice, comme Barnes l’entraîneur de boxe et Wood Mountain, l’élève.

Très beau personnage, ce garçon-là. Il va s’occuper du bébé de Vera que Patrice va réussir à ramener au foyer, mais sans sa mère. Et Wood Mountain deviendra la nounou du bébé, tendre, attentionné, aimant. Espérant séduire Pixie, oh pardon, Patrice. Mais bon, ce livre est riche en péripéties, en scènes tendres, cocasses, avec des sentences telles que :

« L’homme moyen est la preuve que la femme moyenne a le sens de l’humour. »

 Il rend hommage au courage de Thomas – au grand-père de l’autrice –  et au reste de la Bande de Chippewas de la réserve de Turtle Mountain, à tout ce qu’il faut d’efforts de ces personnages pour affronter une culture puissante, dominante, et ce avec une volonté inébranlable, un immense courage, une solidarité admirable. Et beaucoup d’amour des siens. Cet oiseau est un des personnages du roman:

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Il ne faut pas manquer cette lecture, ce roman écrit en chapitres courts, dans un esprit qui rend hommage à ces Chippewas, au grand -père de l’autrice, et à tous ces personnages que l’on quitte à regret. Vraiment, Louise Erdrich est pour moi incontestablement une des plus belles voix féminines de la littérature contemporaine américaine, et elle est ici au sommet de son art sur les sujets qui lui sont chers, à savoir la défense des peuples autochtones, et les femmes. Il est impossible de dire tout, il ne le faut pas, mais zéro seconde d’ennui, jubilation fréquente, et émerveillement devant tant de talent, tant de finesse. Gros plaisir de lecture!

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« Secrets boréals » – Anna Raymonde Gazaille – éditions Le mot et le reste

couv_livre_3257« La pagaie fend l’eau, n’y traçant qu’une fine ride argentée. Le geste immémorial est inscrit dans les muscles de ses bras, il pulse au même rythme que son souffle. L’aube maquille de rouge le faîte des arbres. Elle savoure la traversée du lac alors que l’aurore illumine son avancée, perce la brume. Son canot fait s’envoler le huard. Il proteste d’un long cri hululant. Brigit guide son embarcation vers l’entrée du torrent qui, à la fin de l’été, n’est plus qu’un large ruisseau où affleurent les rochers. Un quai en bois vermoulu lui sert de ponton où s’amarrer. Elle ajuste son sac à dos et relève la fermeture éclair de son coupe-vent. Il va faire frais dans le couvert des sous-bois.

Elle s’achemine vers la clairière où elle sait qu’elle trouvera des chanterelles.

 

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Lecture plutôt agréable, un peu inégale parfois, mais de très belles pages aussi, en particulier sur Dana et sur la nature. Les premières pages m’ont enchantée par la présence forte de la nature, et une tranquillité pleine de parfums et de couleurs, de bruits aussi. La cueillette des chanterelles, ça éveille en moi de beaux souvenirs. Rencontre avec Brigit en canot sur le lac au soleil levant, qui accoste et va chercher ses champignons. Odeurs d’humus, fraîcheur, paix. Et Brigit en a bien besoin. On apprend au fil des pages qu’elle fut Dana, travailleuse dans l’humanitaire, confrontée à une violence révoltante. Et pourchassée. Après une vie faite de départs, elle a choisi cet endroit où règnent l’eau et la forêt pour tenter de se reposer, de trouver une sorte de paix. Ainsi, dans ces confins boréals elle semble avoir trouvé le bon endroit. Mais elle semble seulement. Car son passé, celui de Dana, la hante et la poursuit. pas seulement dans sa mémoire, mais concrètement, une menace pèse sur sa vie.

IMG_2904« Elle vit aux aguets depuis si longtemps qu’elle ne sait plus comment traiter des incidents qui, pour la plupart des gens, seraient anodins.

Pour la première fois de sa vie, l’acquisition d’une maison a signifié mettre fin à ses années d’errance. Un acte banal qui peut la mettre en danger, mais qu’elle a décidé de braver. Elle ne chérit plus cette possibilité de quitter un lieu, une ville sous l’impulsion du moment ou parce qu’elle se croit à nouveau traquée. Elle possède une aisance financière dont elle n’a jamais vraiment profité. Sa fortune lui a permis de vivre en dilettante, sans l’obligation de travailler. Sa sécurité dépendait de son nomadisme et fonctionnait grâce à de fausses identités. Elle a pris le pari de s’arrêter. C’est peut-être une erreur. »

Tout est à peu près tranquille quand le corps d’une jeune fille autochtone est retrouvé sans vie dans un ravin. L’inspecteur Kerouac sera chargé de l’enquête qui s’avérera tortueuse, mettant au jour des vilenies diverses. Une aventure amoureuse naît entre le beau policier et Brigit – on la sent bien venir, inévitable c’est sûr – mais elle restera sans suite, parce que Brigit ne pourra sans doute jamais trouver la paix…Mais voyons donc ! Je ne vais pas vous dire pourquoi, enfin ! Cette mort touche Brigit, qui a une part d’elle aux mêmes racines que cette jeune fille. Une scène d’hiver:

640px-Alopex_lagopus_coiled_up_in_snow« Se tenir là quand le soleil illumine l’étendue nacrée, lui procure un apaisement proche de la plénitude. L’hiver dernier, alors que l’immobilité la gagnait toute entière au point de ralentir son pouls, elle a imaginé que son corps se transformait peu à peu en pierre. Devenue inukshuk*, les renards au pelage blanc viendraient s’y réchauffer à l’abri du vent et peut-être qu’un harfang oserait s’y poser à la tombée du jour. Elle ne souffrirait plus. »

       *Sorte de cairn, empilement de pierres construit par les inuit

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Le livre est réussi quand il parle de la nature, quand il dissèque les dessous moches de cette petite bourgade apparemment charmante, quand il nous présente Sikon, pour moi le plus beau personnage du roman. Et sur lequel je ne vous dis rien. J’ai moins aimé le côté sentimental qui comme je le dis plus haut est convenu, y compris sa conclusion. Le passé de Brigit, Dana, la poursuit, la hante, lui donne des crises d’angoisse qu’elle a appris à maîtriser, mais sa vie est plutôt sur un fil. On suivra au fil des pages la vie en marche de Brigit, ici et là, et le personnage est plus trouble et troublé qu’il ne semble. Et une enquête qui est l’occasion de dresser les portraits des villageois, pas toujours avantageux.

Brigit est touchante, c’est une femme qui au fond ne sera jamais ni libre ni tranquille. Et quand on sait pourquoi, elle attire d’autant plus la sympathie. En dire plus serait en dire trop.

Un bon petit polar.

« Taqawan » -Éric Plamondon – Quidam éditeur

« Elle monte dans le bus et s’assoit, colle son front chaud contre la vitre fraîche. Dans son silence, elle ignore les cris, les rires et la bousculade de ceux qui s’engouffrent dans l’allée pour se caler sur les bancs deux par deux jusqu’au fond. Le moteur tourne, c’est un autobus jaune Blue Bird. Il roule vers le pont. C’est jeudi. C’est bientôt la fin de l’année scolaire. On est le 11 juin. C’est son anniversaire. Elle a quinze ans aujourd’hui. Elle n’en a parlé à personne. Sa mère s’en souviendra peut-être ce soir à table si elle n’a pas trop bu. »

Ce livre n’est pas nouveau, il m’a été offert depuis un moment et j’attendais une pause dans les nouveautés pour le lire, chose faite en deux heures, avec plaisir et grand intérêt. Alors bien sûr, beaucoup a déjà été dit, mais il n’empêche qu’il est bon de reparler d’un livre comme celui-ci. Qui prend une valeur différente pour moi depuis que ma fille vit au Québec, car forcément je m’intéresse à l’histoire de cette province, plus globalement à celle du Canada. Je ne suis pas tout à fait ignorante de ce pays, c’est là aussi l’Amérique, continent dont j’explore la littérature depuis longtemps et le thème récurrent des peuples autochtones m’intéresse beaucoup. 

« Gespeg

Ils ont marché, cheminé pendant des mois, des années, des siècles et, quand l’avancée est devenue impossible, il se sont arrêtés, ils ont posé leur histoire ici et ils ont dit: nous voilà arrivés à Gespeg, ce qui dans leur langue veut dire la fin des terres. Plusieurs siècles plus tard, des hommes venus d’ailleurs allaient s’emparer de ce territoire et de ce nom pour en faire la Gaspésie. »

De nombreux auteurs m’ont déjà apporté plus de savoirs sur l’histoire de ces peuples; en vrac je citerai Jack London, Nancy Huston avec son superbe « Cantique des plaines », Joseph Boyden, magnifique et incontournable, et récemment Gilles Stassart dans le cri d’alerte et le grand hommage aux Inuits qu’est « Grise Fiord », je ne cite qu’eux mais il y en a plein.

« Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison. »

Ici nous sommes précisément au Québec, le livre commence le 11 juin 1981. Ce jour se déroulèrent de grosses émeutes et de violentes répressions suivies d’une crise importante opposant le gouvernement du Québec aux indiens mig’maq de la réserve de Restigouche. Le gouvernement du Québec veut alors interdire la pêche du saumon aux indiens en leur volant leurs filets. Or cette pêche est question de survie, et infime à côté de ce qui s’attrape ailleurs. Il s’agit là en réalité de marginaliser encore plus les gens de la réserve.

« Il y a le Québec et le reste du Canada, la réserve et le reste du monde. Dix générations plus tôt, ils étaient partout sur la péninsule gaspésienne. Dix mille ans plus tôt, ils s’étaient installés ici, à la fin des terres, Gespeg. Ce sont les Mi’gmaq. »

Le film de Alanis Obomsawin sur les évènements de Restigouche

 

La jeune fille dans le bus, c’est Océane, qui rentre à la réserve après l’école. On va la retrouver plus tard, elle est un axe autour duquel quelques personnages vont se rencontrer, québecois, français, indiens…Et l’histoire d’Océane est emblématique des humiliations que subissent les autochtones, une fois encore, surtout les femmes, victimes sur tous les fronts.

Ce livre est court et non linéaire, oscillant entre roman – on a bien des personnages suivis au fil d’une trame narrative – récit historico-politique et conte. Livre protéiforme donc, riche d’informations sur la culture mig’maq, sur l’origine des indiens d’Amérique du Nord, sur les saumons. Riche en légendes et surtout, à mon avis en réflexion sur ce qu’on appelle « identité ». Ce que j’ai trouvé passionnant, c’est précisément ce sujet .

Les peuples autochtones sont issus d’une migration très ancienne depuis l’Asie, puis arrivent en conquérants les Anglais et les Français, et tous affirment être les plus légitimes. Il fut facile pour les Européens tout « civilisés » comme ils l’affirmaient de s’imposer face aux « sauvages ». J’ai trouvé particulièrement pertinent ce qui est dit sur le développement de l’agriculture qui a servi en fait à réduire les territoires de chasse des Indiens (chasseurs-cueilleurs et pêcheurs ), les zones de forêts, et comme on le voit ici les droits de pêche, facile alors de les soumettre à un mode de vie qui n’était pas le leur, et où ils finiraient par se dissoudre dans le monde « civilisé ».

Personnellement, je trouve ça épouvantable, nous sommes nombreux comme ça je pense. Il ne s’agit pas de dire que ces peuples autochtones étaient bons et les autres mauvais, non et d’ailleurs Éric Plamondon parle aussi des guerres, très violentes entre les tribus sauf qu’elles étaient à armes égales. Ici, non seulement les armes ne sont pas égales, mais les Européens sont absolument certains de leur supériorité à tous points de vue. Les religieux chargés d’évangéliser les « sauvages » sont un thème récurrent dans les romans qui parlent de cette conquête des Amériques ( Joseph Boyden a écrit cela de façon impressionnante dans « Dans le grand cercle du monde  » ).

« C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours: défendre don territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ?Pourquoi mourir pour tout ça ? »

Ensuite, on voit la politique contemporaine et ses contradictions, parce que le Canada est un état fédéral et que certaines choses en relèvent, mais d’autres non et sont du ressort du gouvernement provincial. Il y a une sorte de dichotomie difficile à gérer. Mais je ne vais pas vous parler de ça. On apprend aussi de belles choses sur le vocabulaire, sur les saumons, les ours, les castors, les légendes, l’installation des colons…Mais vous inviter à lire ce petit livre touchant, assez révoltant aussi. Et vous, curieux, y trouverez des sources d’informations si vous avez envie d’en savoir plus sur l’histoire de « la belle province », à regarder un peu sous le fard.

Je vous propose « Blackbird » des Beatles et langue Mig’maq