« Trencadis » – Caroline Deyns – Quidam Éditeur

« Pourquoi colories-tu en noir?

Rappelle-toi, on a expliqué la consigne, là-bas sur les bancs, tous ensemble, en regardant les images. Tu te souviens de ce qu’on a dit?

Y faut mettre des couleurs.

Plein de couleurs.

Il a pas écouté.

Faut faire des graphismes sur le maillot de bain de la madame en utilisant tous les feutres posés sur la table c’est ça la consigne moi je sais!

Les grosses dames elles s’appellent les meufs.

Lui a tout peinturé en noir fallait pas.

Tu vas lui mettre le bonhomme grimace maîtresse parce qu’il a mal fait?

Non c’est pas les meufs qu’elles s’appellent c’est un autre mot qui veut dire pareil mais je me rappelle plus…

Les nanas elles s’appellent les nanas les filles moi je sais! »

Je ne suis guère amatrice de biographies romancées, des ouvrages que j’aborde souvent avec méfiance et qu’en fait je lis rarement. Concernant « Trencadis », c’est une belle belle surprise et une lecture passionnante et très émouvante.

J’aime l’art, j’aime Niki de St Phalle, mais je ne me suis jamais tant penchée sur sa vie, me contentant de son œuvre et seulement dans des documentaires ou des livres. Je n’ai jamais vu d’expositions ou d’œuvres « en vrai ».

Caroline Deyns a su rendre visibles les nanas, visible Niki de l’enfance à la fin de sa vie, visibles sa douleur et sa force, audible la voix de cette femme hors du commun. C’est ici l’auteure que je veux remercier, car elle propose une véritable œuvre littéraire. L’écriture est remarquable, la voix claire et forte, une voix aux méandres similaires à ceux de Niki, une voix qui explose de vie, laissant découvrir cette artiste au destin hanté par l’enfance et ses traumatismes, mais cette belle Niki qui a su en fait dans tous les sens du terme, recoller les morceaux.

« Si je comprends bien, se dit-elle, c’est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l’unique pour épanouir le composite. Broyer le figé pour enfanter le mouvement. Briser le quotidien pour inventer le féérique. Elle rit. Ce devrait-être presque un art de vie, non ? »

Elle casse et elle recolle, elle arrondit les angles, elle tire par arme à feu sur la prévisibilité du monde pour le faire exploser.

Cette belle jeune femme est issue d’un milieu bourgeois début du XXème siècle, et travaille à briser ou plutôt à élargir, ouvrir, enrichir les codes de la « beauté » avec ses nanas toutes en rondeurs bariolées, ces nanas jardins semées de fleurs. Elle ne renonce à rien, elle veut tout, et sa vie est son œuvre comme l’inverse.

 

Outre le fait qu’elle est si bouleversante à écouter elle est sans conteste unique.

L’objectif du livre est je crois de montrer le combat de cette femme exceptionnelle, combat contre ses douleurs, combat pour faire ce qu’elle veut, comme femme et comme artiste, comme être humain épris de liberté.

« -Émilie, c’est mon nom. Je suis la fille de Léa qui a travaillé à Soisy en tant que femme de ménage de Niki de Saint Phalle. Madame Niki, elle l’appelait. En retour, sa patronne lui donnait du Madame Léa. Vous ne trouvez pas qu’on a l’air de deux mères maquerelles à s’interpeller comme ça tout le temps, lui avait lancé maman. madame Niki s’était esclaffée et lui avait répondu que même les putes avaient le droit d’être polies. C’est dommage que maman ne soit plus de ce monde pour répondre à vos questions, elle aurait été contente ! Mais bon… Je vais faire de mon mieux avec tout ce qu’elle a pu me raconter. »

Le livre lui donne la parole, comme il donne la parole à son entourage, propose le regard que les autres portent sur elle et celui qu’elle porte sur elle-même. L’auteure s’appuie sur ce qui est su et peut-être sur ce qui est supposé, et il sort de ce livre un hommage aimant et vibrant à Niki de Saint Phalle. Certaines pages sont extrêmement bouleversantes, sur la féminité, la maternité, le corps et la santé abîmée par les produits que Niki utilise  dans son travail

« 19 h 28.Elle avance les doigts vers sa coupe, se ravise, les pose sur sa Ventoline. Paris lui réussit si peu qu’elle doit, ordre du médecin, partir chercher l’air au sommet des montagnes ou, si elle préfère, dans la chaleur des plaines désertiques. Elle a choisi la Suisse, aussitôt, sans même réfléchir. Mon mari y habite avec sa maîtresse, avait-elle plaidé, peut-être pourrais-je le voir plus souvent. Le médecin n’avait pas tiqué: la polygamie des artistes est désormais un fait entériné. Vous comprenez, avait-elle pourtant ajouté pour se justifier, je veux bien partir respirer dans n’importe quel trou paumé, mais il me faut absolument là-bas, un amant, un nouveau projet, des excitations, des fièvres, pour me brusquer le souffle, le creuser, le couper, bref me rappeler que j’en ai un dont je dois prendre soin. On oublie vite ce qui nous tient en vie si on néglige de vivre, je veux dire, vraiment vivre… »

et l’amour. Celui qui la lie à Jean Tinguely:

« Alors voilà mon Jean, on m’a dit que tu étais mort.

Tu étais mort et je ne m’en souvenais plus.

C’est assez étrange le tri qu’opère la mémoire. on pourrait croire qu’un événement pareil – ta mort – m’aurait laissé un souvenir franc et costaud, souvenir de taille, taille d’une pierre volumineuse couchée de tout son long sur ma conscience, capable de concasser tout ce qui n’est pas elle: ta mort. Quelque chose, vois-tu, proche de l’obsession. Eh bien non. C’est l’inverse qui s’est produit m’a-t-on expliqué: mon cerveau, pour éviter l’inconcevable, a préféré le réduire à la taille de l’infime, du délébile, de la poussière. Les jeunes enfants violés procèdent de même a-t-on ajouté. Undoubtfully. »

Sans oublier ce qui pour moi est le cœur de l’œuvre de cette artiste, la violence subie en enfance, la douleur et le chagrin. L’art comme exorcisme, et comme refus de la fatalité ou de la honte, ou de la déception ou de l’humiliation. L’art comme vie.

Je veux simplement et vivement conseiller cette lecture impossible à lâcher tant Niki est attachante, tant l’écriture de Caroline Deyns fait résonner chaque mot, chaque situation. Voir Niki dans ces vidéos m’émeut aujourd’hui, essayant de restituer cette lecture faite il y a quelques mois déjà.

De la vraie et belle littérature en hommage à une authentique femme artiste.

J’en ai gagné un regard sur elle qui en fait une sœur, me reste à aller voir les nanas, un jour j’espère.

« Elle hait l’arête, la ligne droite, la symétrie. Le fait est qu’elle possède un corps à géométrie variable, extraordinairement réactif au milieu qui l’entoure, des tripes modulables et rétractiles qu’un espace charpenté au cordeau parvient à compacter au format cube à angles aigus. À l’inverse, l’ondulation, la courbe, le rond ont le pouvoir de déliter la moindre de ses tensions. Délayer les amertumes, délier les pliures: un langage architectural qui parlerait la langue des berceuses. Aussi vit-elle sa visite au parc Güell comme une véritable épiphanie. Tout ici la transporte, des vagues pierrées à leur miroitement singulier. Dès le soir, elle se renseigne. Trencadis est le mot (catalan) qu’elle retient. Une mosaïque de céramique et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée recyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le Trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l’unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c’est cela?  Elle rit: ça devrait être presque un art de vie, non ? « 

Mais  j’insiste encore, au-delà de la biographie de Niki, ce roman de sa vie est la découverte d’une très belle plume. J’ai pris un immense plaisir à cette lecture.

 

« Taqawan » -Éric Plamondon – Quidam éditeur

« Elle monte dans le bus et s’assoit, colle son front chaud contre la vitre fraîche. Dans son silence, elle ignore les cris, les rires et la bousculade de ceux qui s’engouffrent dans l’allée pour se caler sur les bancs deux par deux jusqu’au fond. Le moteur tourne, c’est un autobus jaune Blue Bird. Il roule vers le pont. C’est jeudi. C’est bientôt la fin de l’année scolaire. On est le 11 juin. C’est son anniversaire. Elle a quinze ans aujourd’hui. Elle n’en a parlé à personne. Sa mère s’en souviendra peut-être ce soir à table si elle n’a pas trop bu. »

Ce livre n’est pas nouveau, il m’a été offert depuis un moment et j’attendais une pause dans les nouveautés pour le lire, chose faite en deux heures, avec plaisir et grand intérêt. Alors bien sûr, beaucoup a déjà été dit, mais il n’empêche qu’il est bon de reparler d’un livre comme celui-ci. Qui prend une valeur différente pour moi depuis que ma fille vit au Québec, car forcément je m’intéresse à l’histoire de cette province, plus globalement à celle du Canada. Je ne suis pas tout à fait ignorante de ce pays, c’est là aussi l’Amérique, continent dont j’explore la littérature depuis longtemps et le thème récurrent des peuples autochtones m’intéresse beaucoup. 

« Gespeg

Ils ont marché, cheminé pendant des mois, des années, des siècles et, quand l’avancée est devenue impossible, il se sont arrêtés, ils ont posé leur histoire ici et ils ont dit: nous voilà arrivés à Gespeg, ce qui dans leur langue veut dire la fin des terres. Plusieurs siècles plus tard, des hommes venus d’ailleurs allaient s’emparer de ce territoire et de ce nom pour en faire la Gaspésie. »

De nombreux auteurs m’ont déjà apporté plus de savoirs sur l’histoire de ces peuples; en vrac je citerai Jack London, Nancy Huston avec son superbe « Cantique des plaines », Joseph Boyden, magnifique et incontournable, et récemment Gilles Stassart dans le cri d’alerte et le grand hommage aux Inuits qu’est « Grise Fiord », je ne cite qu’eux mais il y en a plein.

« Les forces de l’ordre sont en train de sauver le Québec des terribles agissements de ces sauvages qui ne veulent jamais rien entendre. Il faut les discipliner, leur apprendre. On est dans la province de Québec, sur le territoire provincial. Quiconque s’y trouve doit obéir aux lois et aux injonctions venues de la capitale. Elle répand la parole de l’ordre par le bout des fusils, les gaz lacrymogènes et les barreaux de prison. »

Ici nous sommes précisément au Québec, le livre commence le 11 juin 1981. Ce jour se déroulèrent de grosses émeutes et de violentes répressions suivies d’une crise importante opposant le gouvernement du Québec aux indiens mig’maq de la réserve de Restigouche. Le gouvernement du Québec veut alors interdire la pêche du saumon aux indiens en leur volant leurs filets. Or cette pêche est question de survie, et infime à côté de ce qui s’attrape ailleurs. Il s’agit là en réalité de marginaliser encore plus les gens de la réserve.

« Il y a le Québec et le reste du Canada, la réserve et le reste du monde. Dix générations plus tôt, ils étaient partout sur la péninsule gaspésienne. Dix mille ans plus tôt, ils s’étaient installés ici, à la fin des terres, Gespeg. Ce sont les Mi’gmaq. »

Le film de Alanis Obomsawin sur les évènements de Restigouche

 

La jeune fille dans le bus, c’est Océane, qui rentre à la réserve après l’école. On va la retrouver plus tard, elle est un axe autour duquel quelques personnages vont se rencontrer, québecois, français, indiens…Et l’histoire d’Océane est emblématique des humiliations que subissent les autochtones, une fois encore, surtout les femmes, victimes sur tous les fronts.

Ce livre est court et non linéaire, oscillant entre roman – on a bien des personnages suivis au fil d’une trame narrative – récit historico-politique et conte. Livre protéiforme donc, riche d’informations sur la culture mig’maq, sur l’origine des indiens d’Amérique du Nord, sur les saumons. Riche en légendes et surtout, à mon avis en réflexion sur ce qu’on appelle « identité ». Ce que j’ai trouvé passionnant, c’est précisément ce sujet .

Les peuples autochtones sont issus d’une migration très ancienne depuis l’Asie, puis arrivent en conquérants les Anglais et les Français, et tous affirment être les plus légitimes. Il fut facile pour les Européens tout « civilisés » comme ils l’affirmaient de s’imposer face aux « sauvages ». J’ai trouvé particulièrement pertinent ce qui est dit sur le développement de l’agriculture qui a servi en fait à réduire les territoires de chasse des Indiens (chasseurs-cueilleurs et pêcheurs ), les zones de forêts, et comme on le voit ici les droits de pêche, facile alors de les soumettre à un mode de vie qui n’était pas le leur, et où ils finiraient par se dissoudre dans le monde « civilisé ».

Personnellement, je trouve ça épouvantable, nous sommes nombreux comme ça je pense. Il ne s’agit pas de dire que ces peuples autochtones étaient bons et les autres mauvais, non et d’ailleurs Éric Plamondon parle aussi des guerres, très violentes entre les tribus sauf qu’elles étaient à armes égales. Ici, non seulement les armes ne sont pas égales, mais les Européens sont absolument certains de leur supériorité à tous points de vue. Les religieux chargés d’évangéliser les « sauvages » sont un thème récurrent dans les romans qui parlent de cette conquête des Amériques ( Joseph Boyden a écrit cela de façon impressionnante dans « Dans le grand cercle du monde  » ).

« C’est un drôle de concept, la terre natale. Ce sont de drôles de concepts, le territoire, la culture, la langue, la famille. Comment ça fonctionne, dans la tête des humains ? Ils sont les enfants de leurs parents. Ils naissent au sein d’une communauté à un moment précis quelque part. Mais d’où vient cette incroyable force collective qui mène le monde depuis toujours: défendre don territoire, son identité, sa langue ? D’où vient cette nécessité, comme innée, depuis le fond des âges, qui veut que l’espèce humaine se batte et s’entretue au nom d’un lieu, d’une famille, d’une différence irréductible ?Pourquoi mourir pour tout ça ? »

Ensuite, on voit la politique contemporaine et ses contradictions, parce que le Canada est un état fédéral et que certaines choses en relèvent, mais d’autres non et sont du ressort du gouvernement provincial. Il y a une sorte de dichotomie difficile à gérer. Mais je ne vais pas vous parler de ça. On apprend aussi de belles choses sur le vocabulaire, sur les saumons, les ours, les castors, les légendes, l’installation des colons…Mais vous inviter à lire ce petit livre touchant, assez révoltant aussi. Et vous, curieux, y trouverez des sources d’informations si vous avez envie d’en savoir plus sur l’histoire de « la belle province », à regarder un peu sous le fard.

Je vous propose « Blackbird » des Beatles et langue Mig’maq