« Proies » – Andrée A. Michaud, Rivages/Noir

Proies par Michaud« La Brûlée »

Mardi 18 août

Le mardi 18 août d’une année dont on se souviendrait plus tard comme d’une année de deuil et de stupéfaction, trois adolescents de Rivière -Brûlée, un village perdu parmi les collines, avaient quitté la maison familiale sitôt après le déjeuner, aussi excités que s’ils partaient escalader l’Everest, pour aller camper près de la rivière qui avait donné son nom à leur localité, un cours d’eau ayant depuis longtemps oublié les feux qui avaient ravagé ses rives à l’époque où la région ne comptait que quelques âmes. »

Revoici Andrée A. Michaud au mieux de sa forme. Je n’ai pas lâché ce roman et me le suis engrangé en peu de temps. Comment dire à quel point j’aime cette plume? 

D’abord pour les raisons suivantes. Cette femme a un sacré tempérament, ça se sent vraiment dans sa façon d’écrire et ça ne se perçoit pas trop quand on la voit. Pour l’avoir « rencontrée » pour la seconde fois aux Quais du Polar, c’est une femme plutôt taiseuse, discrète, peut-être plus à l’aise dans l’écriture que dans la parole. Si c’est pour écrire comme elle le fait, aucun problème. Ce livre est pour moi une grande réussite, tant pour la qualité de l’écriture que pour celle du « scénario »  et du fond de cette histoire. Comme dans ces autres livres, elle situe ses personnages dans une zone de campagne, forêts, rivières, une communauté villageoise qui vit au rythme des saisons, ici enfin l’été, court, donc qui donne lieu à des fêtes où tout le monde se rassemble. Une vie de village, quoi. Tout le monde se connaît, et en apparence sous le soleil règne la paix. 

Ainsi, trois jeunes gens, Abigail- Aby Baby- Alex et Judith, Jude, ont décidé de camper trois jours au bord de la rivière, celle qui donne le nom du village, Rivière Brûlée. Dans une ambiance joyeuse, ces trois jeunes amis s’en vont, et doivent rentrer pour la fête annuelle du village. 

20180927_230126« Lorsque Jude, Abe et Alex avaient pris la route avec sur leur visage ce sourire espérant l’infini, rien ne laissait présager que la folie dont ils s’apprêtaient à croiser le chemin ferait entrer les loups des contes, avec leurs dents acérées et leurs gueules baveuses, dans une région n’ayant entendu leurs hurlements qu’aux premiers jours de la colonisation, quand des hommes aux mains noueuses abattaient des arbres qui, dans leur multitude, semblaient repousser au fur et à mesure, les empêchant de voir les ombres qui rôdaient. »

Non, en ce jour d’insouciance, seuls quelques nuages s’élevaient à l’horizon, qui amèneraient peut-être un peu de pluie aux campeurs le lendemain. »

Dans cet extrait, l’autrice nous avertit, on sait que ces jeunes gens vont au devant de moments pénibles, on ne sait pas encore à quel degré et comment. Mais ce procédé au lieu de tuer le suspense, nous met en tension, nous qui lisons et nous enfonçons dans la forêt avec ces trois adorables jeunes gens. Qui d’ailleurs aiment jouer à se faire peur. En quelques pages, le décor est campé, ainsi qu’une galerie de personnages, parmi lesquels quelques uns, on le comprend, sont un peu marginaux pour diverses raisons. Et puis il y a les amis, des villages voisins, la communauté est accueillante et tant que le calme règne, tout va bien.

Bref, la plume d’Andrée A. Michaud s’en donne à cœur joie avec ces portraits, ces scènes de vie aussi, dans lesquelles elle nous présente les familles, parents et enfants, les personnes qui comptent et celles qui se contentent d’être là à certains moments. Nos trois jeunes gens, avant de partir, ont décidé de se donner des frissons et ont regardé « Déliverance »:

popcorn-gb7663a3a6_640« Ils avaient  glissé le DVD dans le lecteur et, tout en plongeant les mains dans un énorme bol de pop-corn, ils avaient regardé les gars entrer dans le bois. Au bout de quelques minutes, le pop-corn passait de travers et ils s’étaient calés dans les coussins du sofa, faut que j’aille pisser, tu iras tantôt, devinant, bien avant la fin du film, que cette histoire se terminerait mal. »

Puis. Comme ce tableau idyllique n’est pas tenable, nous entrons dans la forêt derrière les trois jeunes gens, ils posent leurs tentes, rient, profitent de cette escapade. Ce ne serait pas de Mme Michaud si n’arrivait une menace presque silencieuse. Des yeux les regardent qu’eux ne voient pas mais sentent peser sur eux et soudain la forêt où on se sent libre se referme comme un étau, sous une menace invisible. Quelqu’un est là, c’est sûr, quelqu’un les regarde et la peur arrive. Je brûle de vous raconter, mais évidemment que je ne le ferai pas ! L’écriture est LE grand plus de cette histoire, comme des précédentes. C’est juste, toujours. On est immergé par cette plume précise, poétique et surtout qui sait manipuler et ses personnages, et les lecteurs pour les faire frémir et plus encore. Alors qu’une présence invisible mais palpable, flotte sur le campement:

« Mais on était pas dans « Deliverance ». On était au foutu royaume du bois de chauffage, où ce qui pouvait vous arriver de pire consistait à vous vomir les tripes au cours d’une partie de chasse bien arrosée ou à tomber nez à nez avec une moufette qui s’est levée du mauvais pied. Fini le niaisage, avait décrété Jude, elle était venue ici pour s’amuser et elle n’allait pas laisser un imbécile déguisé en courant d’air lui gâcher son plaisir. »

20180928_163122Il y a dans ce roman tout ce que j’aime et admire chez cette autrice. Un regard distancié, un œil d’entomologiste presque, un entomologiste qui donne un petit coup dans une fourmilière et regarde ce qui s’y passe. Ensuite, il y a l’intérêt qu’elle porte aux adolescents, avec toujours une grande tendresse, une grande justesse, beaucoup de respect et jamais cette forme de mépris qu’on leur voue parfois. Et envers et contre tout, un humour qui permet une pause respiratoire! Les trois jeunes, deux filles et un garçon, pris dans un traquenard, vont fuir, et je m’arrête là. Au village, la fête bat son plein et on découvre les parents, les gens qui comptent et ceux venus de l’extérieur. Gilbert Lavoie se remémore cette foire avec sa fille Jude alors âgée de onze ans:

« Jusqu’à ses onze ou douze ans, Jude devenait d’ailleurs intenable dès que la foire approchait. Eh, papa, tu vas m’amener voir les cochons, hein? Eh, papa, tu vas m’acheter un suçon cinq couleurs pis tu vas me gagner un ourson, hein, promis, ou une girafe, ça fait pareil. Du haut de sa petite taille, elle le suivait en tirant  les pans de sa chemise pour être bien certaine qu’elle prendrait un poussin dans  ses mains, un lapin dans ses bras, et qu’elle se gaverait de cochonneries. Avec l’âge, elle avait quelque peu déserté la foire. »

Tout cela dans une langue qui bien que québécoise n’en fait pas du « folklore » – l’autrice s’en est expliquée en conférence face à un modérateur qui n’était pas à la hauteur, vraiment pas. Et on comprend peu à peu, nous, extérieurs à l’histoire, ce qui remet en question l’apparente quiétude du village. Tout ce qui va se passer dans cette forêt si belle qui devient tout à coup si dangereuse et menaçante, je vous laisse le découvrir. Chez Shooter, avec Gerry, au village 

 » Empêtré dans son dernier rêve, Gerry avait râlé que le divan de Shooter était une ruine et qu’il avait une soif du diable. Shooter lui avait indiqué la cuisine, va te servir toi-même. Les yeux chassieux de Gerry et sa barbe d’une semaine, à laquelle adhérait un filet de salive, lui avaient donné envie de vomir. Comment avait-il pu devenir copain avec cette loque? Il voyait désormais Gerry tel qu’il était, un raté, un taré, et regrettait le jour où il était allé s’asseoir avec lui au bar du village, une dizaine d’années plus tôt, un peu fêlé mais drôle, et ç’avait été le début d’une virile camaraderie à laquelle l’alcool avait servi de liant. »

Je n’ai pas lâché ce roman, qui même s’il fait frémir, est aussi plein d’une grande et juste sensibilité. Juste, parce qu’Andrée Michaud ne force jamais le trait. Des vies ordinaires qui tout à coup se trouvent bouleversées. Très beaux personnages féminins aussi, et on s’attache fort aux trois jeunes gens. Bien sûr la police locale, aidée par des collègues américains ( le village, situé en Estrie, côtoie la frontière du Maine ) va se mettre au travail devant l’absence des jeunes gens au point de retour, quand les recherches des villageois échouent et que l’angoisse monte. Chouinard:

IMG_2769« Il aurait tout de même voulu ramener un cadavre avec un peu de chair dessus, pour les parents, pour qu’ils touchent cette chair de leur chair avec des gestes attendris, Alexandre, mon bébé. Un peu de peau sur les os, s’était-il répété, un peu de matière qui rendrait le gamin reconnaissable par-dessus la forme du visage ou des épaules, un peu de sang figé, des cheveux sur le crâne. » 

Croyez moi, si on commence, on ne s’arrête pas. En tous cas, moi j’ai adoré ce livre, avec parmi les personnages, autres que les jeunes gens, Laurette et Marie, et puis le chef Chouinard et Bennett et ces mères et pères effondrés et désespérés.  Depuis Bondrée, je lis cette plume originale, étonnante, qui dans un décor de ceux qu’on fantasme quand on pense au Canada installe des crimes affreux, des flics provinciaux et des gens « ben ordinaires ». Formidablement construit, écrit, j’en dit peu pour que vous puissiez vous délecter de cette lecture . J’aime et admire Andrée A. Michaud et ce livre entre parmi ceux que j’ai préférés. Tout au long du livre, cette chanson:

« Plus bas dans la vallée & Quelques courts récits des Appalaches » – Ron Rash, Gallimard La Noire, traduit par Isabelle Reinharez ( Etats- Unis)

Plus bas dans la vallée par Rash« Quand Serena Pemberton descendit de l’hydravion Commodore, en juillet 1931, un modeste mais fervent contingent de reporters et de photographes l’attendait. À l’exception du pilote, elle était seule. Ceux qui l’accompagneraient au camp forestier, à la fois bêtes et gens, étaient arrivés par bateau la veille au soir. Ils avaient déjà pris place à bord du train qui les emmènerait de Miami en Caroline du Nord. Tous sauf Galloway, son exécuteur des basses besognes, qui s’était procuré une automobile pour conduire sa patronne à la gare. »

C’est peu dire que c’est un intense bonheur de lire Ron Rash de nouveau, et de retrouver cette Serena que j’ai tant détestée dans le roman éponyme. Et de la détester toujours autant, voire plus. Ce personnage à elle seule amène la force du récit avec les palpitations du cœur qu’elle déclenche, colère, détestation, envie de meurtre. Mais oui, carrément. Car de retour du Brésil où elle a rasé des forêts, la revoici dans les Smocky Mountains, où ses ouvriers bûcherons vont devoir terminer la tâche entreprise, la destruction totale de ce qu’il reste d’arbres. Flanquée du très obéissant Galloway, elle va semer à nouveau la terreur, la misère, la violence parmi ces pauvres hommes quasi esclaves. Je vous laisse l’insondable plaisir de lire ses malfaisances et les dommages collatéraux. Ron Rash ne cède rien à ce personnage et en fait une sorte de Commandeur menaçant et destructeur.

Vous l’avez compris, énorme coup de cœur pour cette nouvelle qui occupe la moitié du livre, puis laisse place à six autres, courtes et tout aussi fortes et belles et si remarquablement écrites, l’humour apparait parfois, plein d’ironie ravageuse

« Être si près de ses beaux-frères lui donnait
l’impression qu’une mycose
commençait à envahir son corps.
Ces deux-là dégageaient une odeur de moisi
style champignon.
Rien d’étonnant vu qu’ils bougeaient
à peu près autant que ces végétaux. »

 L’écrivain dessine à coups de crayons sûrs et vigoureux des portraits précis et marquants, Stacy, Baro, … la dernière nouvelle m’a beaucoup plu, amusée, je la trouve parfaite par sa forme et son ton. Toutes les autres sont des moments de vie de ces habitants souvent pauvres de cette région un peu oubliée du reste du pays. Ron Rash dépeint la misère et l’isolement comme personne, avec humanité mais lucidité. Et encore une fois, l’humour, ici féroce :

 » Il suffisait de regarder la Floride sur une carte
pour voir qu’elle pendouillait,
accrochée au reste de l’Amérique
comme une bite flasque .
C’était incroyable que les pères fondateurs
n’aient pas scié ce putain d’État
pour le laisser partir à la dérive.
Un État dont « l’individu » le plus célèbre
se baladait en feignant d’être une souris
de deux mètres cinquante. »

Un régal de lecture qui poussera, j’espère, ceux qui n’ont pas lu « Serena » à le faire. L’œuvre entière de Ron Rash est magnifique. Et ce dès le premier roman, « Un pied au paradis » qui reste un de mes préférés . Je termine sur les dernières phrases de la dernière nouvelle, « Leurs yeux anciens et brillants »:

« Acipenser fulvescens », énonça-t-il, le latin prononcé lentement à la manière d’une incantation. Il remit la scutelle dans sa poche et, sans plus s’occuper de Meekins, contourna le pick-up pour s’engager  sur la route goudronnée. Campbell lui emboîta le pas, chargé du matériel de pêche, Creech venait en dernier, le livre dans les bras. C’était une lente et digne procession. Ils prirent vers l’est, en direction du magasin, le soleil de la fin d’après -midi dorant leurs visages crevassés et décharnés. En sortant de l’ombre, ils clignèrent des yeux, comme éblouis, tout à fait à la manière des saints de l’ancien temps qui ont été aveuglés par l’éclat de la véritable vision mystique. »

« Darwyne » – Colin Niel – Rouergue noir

Darwyne par Niel« -Son amou-our, durera toujours…

Darwyne n’aime rien comme les chants d’adoration dans la bouche de la mère.

-Son amou-our, calme la frayeur…

À bien y réfléchir, il n’aime pas grand-chose de ces matins de culte à l’église de Dieu en Christ. Il n’aime pas la sensation de la chemise synthétique et collante sur sa peau moite. Il n’aime pas la façon qu’ont les autres garçons de le regarder en croyant qu’il ne s’en rend pas compte, depuis ce banc où ils se retrouvent chaque dimanche comme si c’était un jour d’école.

-Son amou-our, réveille en douceur…

Il n’aime pas le diacre à la cravate, celui qui se tient près du guitariste. Avec ses gros yeux et sa moustache, il lui rappelle les fois où la mère a demandé qu’on prie pour libérer son fils des mauvais esprits qui le persécutaient. »

Voici un livre impossible à lâcher. Colin Niel nous emmène dans les pas de Darwyne au cœur des sortilèges de la forêt amazonienne et dans le quotidien de ce petit garçon de 10 ans que la vie n’a pas gâté. Né avec une déformation des chevilles – ses pieds sont à l’envers – d’une mère dure, peu aimante et souvent maltraitante sous prétexte que c’est pour son bien, Darwyne trouve une vraie vie, un réconfort et un monde dans lequel il n’est pas étrange ni étranger au cœur de cette forêt crainte par presque tous. 

rain-4376988_640Nous voici dans le bidonville de Bois-Sec, où vit Yolanda Massily dans un carbet – une hutte – avec son fils Darwyne et son nouvel amant, numéro 8, Johnson. Darwyne déteste ces hommes que Yolanda fait circuler dans le carbet.Yolanda est belle, très belle, et elle le sait. Darwyne le sait et il aime jalousement sa mère d’un amour indéfectible. Yolanda, quand Darwyne est né avec ses pieds tordus, a fait le maximum pour les faire redresser. Mais ça n’a pas vraiment marché. Et Yolanda n’a de cesse de rappeler au garçon tout ce qu’elle a fait pour lui, tout ce qu’elle fait, son orgueil est immense, et l’image de son fils, si imparfaite extérieurement, la blesse. Derrière une apparence de mère respectable, on découvre de quoi elle est capable, favorisant sa jolie fille Ladymia qui, elle, correspond à ses attentes.

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« Quelques minutes s’écoulent encore, elle revient vers Ladymia, lui tend une assiette en plastique fumante que la sœur regarde avec gourmandise.

Puis elle marche vers Darwyne, un autre bol à la main.

-Mange, dit-elle.

Et Darwyne se redresse pour découvrir son dîner.

Dans le bol, il y a cinq gros piments.

Rouges et fripés et gorgés de soleil.

Il lève la tête vers la mère, qui ne lui rend pas son regard. Elle est calme, elle est toujours calme, dans ces moments-là, elle ne s’énerve pas. Son visage est fermé comme un coffre inviolable, ni colère ni exaspération, non rien de tout ça. Elle répète:

-Prends. C’est ça que ça mange, les animaux, tu le sais. »

640px-Possum122708Né avec cette déformation des pieds, il est tout bancal, Darwyne, il n’aime pas l’école, forcément; si différent, avec sa petite mine peu aimable, il est étrange Darwyne, beaucoup trop pour presque tout le monde. Darwyne, lui, ce qu’il aime, c’est la forêt, juste là, en lisière de Bois-Sec. La forêt, les animaux qui y vivent, les arbres, tout. Il aime sa mère, sa sœur – qui vit sa vie – mais par-dessus tout, il aime cette forêt inextricable – mais pas pour lui – parce qu’il y trouve sa place, parce qu’il ne lui est fait aucune violence dans cette forêt. Lui, si persuadé que sa mère a raison, qu’il n’est qu’un « sale petit pian* dégueulasse ». Les pages 204 et 205 sont particulièrement révoltantes:

« Mange ta saloperie de forêt.[…] Mange, petit pian. Mange.

Et enfin Darwyne s’exécute.

Sabre derrière le crâne, à genoux dans les racines, il ouvre sa petite bouche et la plonge dans la boue, sans même s’aider des mains qui reposent inertes sur les côtés de la bassine. » 

512px-FaultierC’est l’assistante sociale, Mathurine, jeune femme en mal d’enfant qui désespère après des FIV sans succès, c’est elle qui aime la nature, qui sait plutôt bien y circuler, c’est elle en intervenant auprès de Yolanda pour Darwyne, qui va percer la vraie personnalité de cet enfant inadapté à la vie sociale mais si à l’aise en forêt. Et ce n’est pas n’importe quelle forêt, c’est une jungle bruissante, mouvante, pleine de vies secrètes, comme celle de Darwyne. Mathurine va partir avec le garçon pour un parcours en pays de sortilèges. C’est cet endroit qui les lie, qui les réunit dans le même effort, dans le même goût de cette nature toute puissante face à eux. C’est ici qu’ils se ressemblent.

« Le jour s’écoule sans qu’elle voie le temps passer. Ils parcourent kilomètre après kilomètre, remontent rivières et ruisseaux, suivent des lignes arrondies au somment des collines, franchissent vallons, plateaux, savanes-roches, cambrouzes. À mi-journée la pluie s’invite violente, annoncée par un vent qui secoue la canopée, l’eau ruisselle sur les troncs et se déverse des feuillages, le sol gonfle et devient boue. Mais pas de quoi stopper leur progression, à peine ralentissent-ils, Darwyne jette juste un œil dans son dos, pour vérifier que Mathurine est toujours là. À aucun moment elle ne décèle la moindre fatigue chez lui, il lui arrive même de presser le pas en pleine montée, des accélérations qu’elle suit en forçant, elle, sur ses cuisses pourtant robustes. »

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C’est peu dire que ce livre est beau, fort, parfois révoltant, mais toujours juste. Darwyne n’est pas seulement « victime ». La réussite est dans ce personnage souvent ambigu, qui est inquiétant, troublant, qui semble sortir de son titre d’humain pour se muer en animal, en arbre, en mousse ou en liane, il est vibrant de mille choses. Et il est impressionnant. Ce personnage marque mon esprit par sa « sauvagerie », j’entends par là son osmose avec son milieu naturel, la forêt. Darwyne m’a fascinée, j’ai eu beaucoup de tendresse pour Mathurine, si fine et intelligente. Et quant à moi je crois que Colin Niel signe ici un de ses plus beaux romans . 

Il y a encore beaucoup à dire sur les pages de cette histoire, sur la misère de ce bidonville par exemple, sur les impitoyables intempéries et catastrophes de tous genres qui l’affligent régulièrement, sur le caractère de Yolanda – moi, elle me fait peur –  mais je m’en tiens juste à ça, à l’émotion que m’a procurée cette lecture et vous laisse le grand plaisir de lire un tel roman. Un roman accompli qui génère une profonde réflexion sur notre relation à la nature et à l’inconnu. Gros coup de cœur !

« Tordre la douleur » – André Bucher – Le Mot et le Reste

« 2015

Un petit soleil souffreteux qui patine et vieillit lui aussi. Depuis le temps qu’il brille. Deux nuages rôdent, ils s’approchent, adoptent la forme des mains sans  parvenir un seul ensemble à l’attraper. Illusion et espoir, l’ombre et la lumière empêtrées dans l’attente d’une solution. Une allégorie de l’ineffable, lancinant théâtre où le chagrin et la douleur jouent à guichets fermés. »

Ma première lecture d’André Bucher, ce fut « Le cabaret des oiseaux », un pur enchantement d’une intense poésie. Ce fut un gros coup de cœur, et j’ai aimé ensuite « Le pays qui vient de loin » et « Pays à vendre ». Ce dernier je lui ai acheté lors d’une dédicace à la Maison de la Presse de St Chély d’Apcher, pour une foire dans le village. Comme lui, j’aime ces régions propices à la poésie, à la contemplation de paysages; il vit dans la vallée du Jabron. Vous trouverez facilement des topos sur son parcours atypique et sur sa vie.

En tous cas, j’ai eu beaucoup de plaisir à retrouver dans ce court roman ce qui m’a tant plu chez lui, à savoir son talent à parler de la nature ( et j’éviterai de parler de « nature writing », même si on retrouve chez cet écrivain les thèmes de cette veine littéraire américaine, l’échelle et les points de vue diffèrent ), c’est ce que je préfère dans ses livres. Je crois que j’aimerai lire un texte de lui sans présence humaine – s’il en existe un, je suis preneuse  ! -. Néanmoins, André Bucher sait faire de très beaux portraits et ici j’adore Bernie; il est pour moi, humainement, le résultat du chagrin et de l’amour, amour vécu, perdu, chagrin installé mais pansé vaille que vaille par une vie dans les montagnes, entouré de nature; Bernie donne vie aux pages que j’ai préférées.

« Le ciel s’ajourait de rose et le soleil se couchait lentement sur la cime enneigée, criblant de ses ultimes rayons par réflexion les sombres parois du versant opposé. La ligne blanche de l’horizon jaunissait et se voilait peu à peu. En contrebas, dans l’étreinte des gorges, la rivière soulignait de son méandre paresseux les bosquets, de saules, d’aulnes et de trembles. »

Sur fond de manifestation de gilets jaunes, plusieurs vies vont se voir bouleversées. Celles de Sylvain et Solange, frère et sœur qui perdent leur mère Sarah

« Après avoir déposé en hommage un petit chardon pourpre au dos de velours sur son écrin de piquants qu’il épingla comme une broche à une gerbe de fleurs, Sylvain fut enclin à s’allonger auprès de la tombe de Sarah et de lui avouer à quel point il se sentait seul, ne pouvant se résigner à se séparer d’elle. »

celle d’Elodie, responsable de la mort de Sarah, celle d’Edith qui fuit un mari violent, et par rebond, celle de Bernie. La vie de Bernie est déjà cernée de chagrin après la mort de son fils de 42 ans, Thomas, qui entraine la séparation d’avec son épouse Annie.

Souvenir de Thomas, enfant.

« Bernie avait hissé son gamin sur ses épaules et imitant le cri du hibou, il faisait mine de s’envoler. La lune se pavanait, son disque argenté oscillait doucement, elle tournoyait telle une toupie à la parade. Thomas, survolté, battait des mains, allongeant ses petits bras pour la toucher pendant que des centaines d’étoiles somnolentes et paresseuses striaient le ciel de leurs providentielles flèches de lumière et cris silencieux. »

Bernie s’installe dans les hauteurs des Alpes- de- Haute -Provence, amoureux de la forêt et des arbres qu’il entretient avec amour et passion, se sentant là entouré de bras amis .

Tous ces personnages vont interagir de près ou de loin, jusqu’à une fin lumineuse et réconfortante. Une fin qui laisse se dégager l’horizon des personnages, une autre vie, un autre lieu et d’autres espoirs.

Il en faut, du réconfort, car l’histoire se déroule en hiver, l’auteur évite ainsi l’image prévisible de la Haute Provence en été, la présentant plutôt dans sa réalité nue et crue de la mauvaise saison .

« Le lendemain, six décembre, Bernie ne risquait pas d’en oublier la date, des tourbillons cernèrent en continu puis disloquèrent l’énorme masse épandue dont des lambeaux blafards se détachaient en claquant pire que des draps suspendus à un étendoir.

La pluie vint s’en mêler durant deux jours sans discontinuer, lestant la couche neigeuse d’un poids tel que les chênes, les érables et peupliers, encore pourvus de leur frondaison, ne purent le supporter. Le vent en embuscade s’offrit une ultime apparition, parachevant le travail.

Bernie, très affecté, inventoria les dégâts. La forêt ravagée, des centaines d’arbres déracinés, scalpés, mutilés sur pied, qu’il conviendrait hélas d’abattre.

Il révisa son jugement, les arbres également étaient capables de souffrir. »

Et puis ça met en phase le décor et les humeurs des personnages, touchés par le chagrin, le deuil, la colère, le désir de vengeance, mais aussi la soif d’amour et de réconfort. Bernie sait donner de la compassion et de l’amitié autant aux êtres qu’aux arbres en souffrance, c’est en cela qu’il est mon préféré. Il offre un répit, une attention désintéressée. J’aime Bernie. Il fait à lui seul de ce livre un livre plein d’amour.

C’est un très beau livre, rugueux parfois et en même temps très sensuel, André Bucher traite ses personnages avec respect, tendresse et tient à distance les malfaisants d’une plume ferme sans haine stérile.

Lecture qui enveloppe la lectrice, ça se lit d’une traite. Et au risque de me répéter: j’aime Bernie. Je termine comme le livre avec Élodie:

« Dehors, un océan laiteux cernait le garage. De la terrasse, elle distinguait au loin le village engoncé sous son manteau blanc. Un animal cloué au sol et empêché de bondir. Tout autour, les montagnes, ces belles endormies et le ciel couleur de cendres, sa chape de plomb refermée sur leur sommeil. Parfois sur la route, entre les congères, l’ombre fantôme d’une voiture, vite engloutie par le silence.

Elle huma l’air et son odeur singulière. Les fruits en coton de la neige se répandaient à nouveau sur la plaine comme un doux duvet sur une blessure. »

Vous trouverez ci-dessous dans les commentaires une interview d’André Bucher, partagée avec moi par Benoit

Promenade en forêt

Hier, avec un temps idéal, promenade de 12km dans les forêts du Haut- Beaujolais…

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Un tel besoin de s’oxygéner, après l’hiver interminable, le printemps absent…

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Je vous ai ramené quelques photos et un texte de Colette

« A la première haleine de la forêt, mon coeur se gonfle. Un ancien moi-même se dresse, tressaille d’une triste allégresse, pointe les oreilles, avec des narines ouvertes pour boire le parfum. Le vent se meurt sous les allées couvertes, où l’air se balance à peine, lourd, musqué… Une vague molle de parfum guide les pas vers la fraise sauvage, ronde comme une perle, qui mûrit ici en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave nourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille verdâtre, poissé de miel, à celui d’une ronde de champignons blancs… Ils sont nés de cette nuit, et soulèvent de leurs têtes le tapis craquant de feuilles et de brindilles… Ils sont d’un blanc fragile et mat de gant neuf, emperlés, moites comme un nez d’agneau ; ils embaument la truffe fraîche et la tubéreuse. Sous la futaie centenaire, la verte obscurité solennelle ignore le soleil et les oiseaux. L’ombre impérieuse des chênes et des frênes a banni du sol l’herbe, la fleur, la mousse et jusqu’à l’insecte. Un écho nous suit, inquiétant, qui double le rythme de nos pas… On regrette le ramier, la mésange ; on désire le bond roux d’un écureuil ou le lumineux petit derrière des lapins… Ici la forêt, ennemie de l’homme, l’écrase. Tout près de ma joue, collé au tronc de l’orme où je m’adosse, dort un beau papillon crépusculaire dont je sais le nom : lykénée… Clos, allongé en forme de feuille, il attend son heure. Ce soir, au soleil couché, demain, à l’aube trempée, il ouvrira ses lourdes ailes bigarrées de fauve, de gris et de noir. Il s’épanouira comme une danseuse tournoyante, montrant deux autres ailes plus courtes, éclatantes, d’un rouge de cerise mûre, barrées de velours noir ; — dessous voyants, juponnage de fête et de nuit qu’un manteau neutre, durant le jour, dissimule… »

« Les vrilles de la vigne « 

SAM_2926C’est une très jolie cascade qu’on peut voir sous le viaduc de Monsols en prenant un petit sentier, sur lequel nous avons trouvé quelques très beaux cèpes de Bordeaux !