« La théorie des ondes » – Pascale Chouffot, Rouergue Noir

« C’était le 15 novembre 2007. C’était bien après les guerres.

Comme quelque cinq cents hommes et femmes, il avait reçu ce matin-là son carton d’invitation. Ainsi, la rumeur venait de prendre corps sous ses doigts, bien qu’il eût voulu l’ignorer. Il soupesa d’abord l’enveloppe, devinant la lourdeur des mots imprimés à l’encre grasse sur le papier de luxueux grammage, à n’en pas douter, il porta à son nez et sa mémoire cette fragrance de charité triomphante, il posa le fardeau sur la table de la cuisine, choisissant de l’offrir au blanc cru du néon qui s’esclaffait sur sa toile cirée, choisissant, in fine, de l’abandonner à des mains sans conteste plus robustes que les siennes. Celles de sa femme.

La Saône, mutique, n’avait plus envahi de son murmure herbeux les friches depuis l’hiver précédent, et toutes les routes pouvaient encore mener aux usines, encore que…avait-il osé penser au cours d’une seconde trop vagabonde. »

C’est sur un prologue énigmatique que débute ce roman, un beau pavé que j’ai beaucoup aimé. L’histoire qui suit ce prologue débute en février 2013, et se déroule à Chalon sur Saône. La ville vient de subir la fermeture de l’usine Kodak, laissant un grand nombre de travailleurs sur le carreau, et puis février est le temps du Carnaval, important dans cette ville.

En même temps, la police extirpe de l’eau le corps d’une jeune fille. Et celui-ci s’ajoute à d’autres, sans que le lien ne soit encore fait entre ces meurtres, car ce sont des meurtres.

Le personnage principal, l’héroïne du roman, c’est Catherine Gauthier, ex- flic à la PJ ferroviaire. A la suite d’un grave accident de moto, elle ne ressent plus la douleur. Maître Pierson vient un jour lui demander sa coopération, alors qu’elle est en convalescence; il sait qu’elle fût une très bonne flic de terrain et c’est ce qu’il recherche.

Depuis, elle et lui ont régulièrement des échanges privilégiés sur les dossiers en cours. Comme l’affaire Martin, petit dealer « fils à papa ».

« La loterie du prétoire. Et tout ça pour me donner bonne conscience. Enfin, c’est ce que me dit ma femme. Elle aimerait bien que j’arrête de jouer au bon samaritain. Mais qu’est-ce que je m’emmerderais! Alors, des petits cons comme le fils Martin, je m’en moque: il pourra faire toutes les saloperies du monde, papa et maman banqueront, et il se prendra trois mois fermes. Y a pas de justice dans ce pays…

-C’est ça: vous leur obtenez toujours juste de quoi se remettre en forme au placard, et hop! Trois mois après, ils sont dehors!

-Hé hé…laissez tomber un peu votre costard de flic. Vous savez bien qu’emmerder la police, ça me plaît aussi! »

Alors que le carnaval envahit la ville, un homme choisit sa proie dans la foule:

« La gamine, à l’odeur, était fraîche de douze printemps. »

Cette simple phrase fait froid dans le dos, et les pages et chapitres qui suivent vont entraîner le lecteur dans une sorte de tribulation angoissante, tendue. Entre les résonnances du chômage dans la population, les petites mortes retirées de l’eau et la folie du carnaval, tout est bruyant, inquiétant, la cohue recèle des personnages sur lesquels s’arrête l’autrice parfois. Des hommes, des gamines…

Enfin on va rencontrer des notables, leurs épouses qui se préparent à une grande soirée. On voit pourquoi Pierson a engagé Catherine. Il souhaite rouvrir les dossiers classés sans suite des jeunes mortes ramenées par la Saône tandis que de son côté le commissaire de la Criminelle Jean-Pierre Renaud va traquer un assassin qui court encore.

Ce sera un travail semé d’embûches de toutes sortes, compliqué par le Carnaval, la foule, le bruit, les multiples facilités pour se cacher, ou disparaître. 

Ce que je trouve important de dire sur ce roman, c’est d’abord que l’écriture est vraiment excellente, que chaque personnage prend vie et visage sous la plume acérée de Pascale Chouffot. Mais pour moi, le « clou » de l’histoire est au cœur du livre: un retour au début du siècle passé, en 1911, et à une page d’histoire triste et parfois sordide. Il s’agit des « colonies » du Morvan où étaient envoyés les orphelins de Paris. En à peine 40 pages, on apprend le sort parfois atroce de ces enfants. Et on comprend ensuite aussi pourquoi cette histoire trouve sa place dans l’enquête. Ça, c’est réellement une formidable idée. Je vous propose de lire l’article ci-dessous, très intéressant

https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/l-histoire-des-petits-paris-ces-enfants-de-l-assistance-publique-places-dans-le-morvan-2052607.html

C’est donc un roman d’une grande richesse narrative. Nous présentant l’une après l’autre les familles des jeunes filles mortes, l’histoire peu à peu fait percer une logique, des liens entre les protagonistes de l’histoire, les édiles, la foule, les parents, les disparues. Tout ça dans une ambiance assez folle, bruyante, inquiétante même, sur les bords de la Saône qui porte ses secrets. Roman passionnant par les sujets amenés qui finalement s’imbriquent donc les uns aux autres en un tableau qui va et vient du grotesque du Carnaval à la peinture sociale, instillant peu à peu les vices, les mensonges, les travers, les choses cachées et honteuses. Il faut bien dire que le personnage de Catherine porte le roman; complexe, torturée – bien que ne ressentant pas la douleur physique -, tenace, extrêmement attachante, en fait. Les femmes sont très présentes dans cette histoire aussi, et d’ailleurs dans les enquêtes sur les jeunes filles, ce sont elles surtout qui témoignent, qu’on voit réagir, chacune à sa manière. Il y a là une belle « étude » de caractères.

Ce livre est vraiment remarquable, il capte et fascine, il nous embarque dans cette foule – moi qui la craint tant – et dans les salons bourgeois tout autant que chez des gens dits ordinaires, des mères flétries et tristes, en colère, et réclamant justice. Et puis bien sûr il y a les fantômes des jeunes mortes qui hantent tout le récit. Ceci avec toujours chez Catherine l’obsession de trouver la vérité et les coupables. Un bon gros pavé qui se dévore avec fébrilité . Remarquable ! Jusqu’à la fin:

« La naissance d’un drame est indubitablement question d’ignorance. Tout au moins de perte: de soi, des autres, du passé oublié au profit d’un avenir sans cesse plus urgent, plus rapide, sans pieds ni jambes pour tenir debout. Une ignorance qui, gonflée par la peur comme ici cette rivière en crue, se répandait, avait tout permis et permettait tout encore. Y compris de faire imploser des usines et exploser des vies. Il y avait peu, de l’autre côté de l’Atlantique, un homme s’était approprié le mot « révolution » pour justifier sa quête du profit; en réalité, ces monstres-là ne se cachaient plus. »

Remarquable roman, écriture brillante, une grande intelligence et  beaucoup de sensibilité. J’ai adoré cette lecture, d’autant que j’ai pu entendre Pascale Chouffot en conférence sur « Les violences faites aux femmes » et j’ai retrouvé dans son propos l’équilibre, la justesse et la délicatesse déposée par sa plume dans ce roman néanmoins très noir. 

« Prendre son souffle » – Geneviève Jannelle, éditions Québec Amérique

Prendre son souffle par Jannelle« Il eut mieux valu que je ne te rencontre jamais, amour de ma vie. Mais voilà, c’est arrivé. Je me dis parfois que je suis injuste, qu’un tour de montagnes russes avec toi vaudra toujours mieux qu’une vie entière dans la grande roue avec qui que ce soit d’autre. Reste qu’il y a  de ces jours où, au plus profond de mon ventre, je souhaiterais ne pas avoir traîné au lit, ce matin-là. J’aurais eu le temps de prendre un café à la maison et ne me serais pas trouvée sur ton chemin de cycliste pressé, mon latté à la main. Tu ne m’as pas renversée mais c’est tout comme. »

Un roman d’amour insensé, magnifique, bouleversant. Cru et cruel. Ces deux adjectifs vont très bien à cette histoire. Loin de ce qui peut exister de pire dans les romans d’amour, voici un livre qui nous atteint en plein cœur avec ce que la vie parfois peut nous réserver d’amour, de passion folle mais aussi de violence et de cruauté. Nous donner un immense bonheur pour nous l’arracher dans d’odieuses souffrances. C’est de ça dont il est question ici. D’amour fou et de douleur inextinguible.

Un jour ordinaire, « accident » de vélo, une rencontre fortuite et l’éblouissement, la folie des corps qui se met en marche, l’emballement des cœurs, le souffle coupé à la première rencontre. L’amour fou, quoi…

Les corps. Parlons-en… Le corps d’Eden, – car ce beau jeune homme sportif se prénomme ainsi -,  son corps donc, comme le furent ceux de sa sœur et de son frère –  est atteint de « l’ataxie de Friedrich », maladie neuro – dégénérative invalidante puis fatale.

« Tu as mis un certain temps à me parler de ta famille, et quand tu l’as fait, c’était de façon évasive, en la qualifiant de défectueuse. Tu n’as pas voulu t’expliquer. J’ai imaginé bien des scénarios qui pourraient coller à ce mot. Que veux- tu, c’est tout moi, ça: curieuse avec beaucoup d’imagination. Ton secret m’obsédait. Un père alcoolique? Des parents séparés à couteaux tirés depuis toujours? Une famille rongée par de vieilles chicanes intestines? Un frère en prison? Ou encore une famille née de l’inceste, où ton père et ta mère étaient en fait frère et sœur? J’étais loin du compte. »

On l’apprend assez vite parce qu’Eden se doit de le dire à cette femme dont il est éperdument amoureux. Il va lui expliquer ce mal qui lui a enlevé deux êtres chers. Alors ils vont vivre intensément, voyager partout dans le monde, dévorer la vie autant que possible.

« Tu voulais voir le monde et je voulais te voir voir le monde. Alors nous avons vidé nos banques de vacances compulsivement et pris des semaines à nos frais quand ça ne suffisait pas. Ça ne faisait pas l’affaire de tous les patrons, alors nous bougions. Ciao bye! »

C’est cet amour fulgurant que nous raconte l’autrice avec un incroyable talent qui essaye d’éviter les larmes – ou presque -. Elle raconte la soif et l’urgence pour ce couple à vivre intensément chaque moment.

« Nous vivions totalement dans le moment présent. 

Que faire d’autre quand on n’a pas d’avenir? »

Quand la maladie va faire véritablement son entrée dans leur vie de couple, ils vont tout tenter. Eden a dit à Anaïs qu’elle devra le quitter quand il ne pourra plus lui faire l’amour. Et quand ce moment arrive, après avoir usé de quelques stratégies pour quand même s’aimer encore, quand la tragédie va exploser dans leurs cœurs et leurs corps, ils feront appel à un homme, un troisième, pour les ébats sexuels. Il s’avérera que ça ne pourra pas fonctionner longtemps. Vous lirez pourquoi, et comment Anaïs, finalement, accompagnera Eden jusqu’au bout, après des détours infructueux. Rien que d’écrire ceci, j’ai des frissons dans le dos. 

« Me prendre dans tes bras semblait difficile. Tes mains répondaient mal. Ta tête reposait dans un drôle d’angle. Toi autrefois si beau, si fort, si viril, tu ne t’allais plus à la cheville. Tu étais…si diminué. Ça me faisait mal. Chaque jour, ça me serrait le cœur à m’en donner des douleurs à la poitrine. Te voir trébucher sur mon nom. Te voir laisser tomber un objet. Un autre. Un de plus. Te voir te lever péniblement de ton fauteuil pour aller cueillir un livre trop haut et y retomber comme si tu venais de gravir le Kilimandjaro. Mal, mal, mal, j’avais mal. Tout le temps, chaque fois que je te regardais.

Ce soir-là, me recroqueviller sur tes genoux a été ma façon de ne pas te regarder. Enfouir ma tête contre ton torse et fermer les yeux.

-Va-t’en ‘naïs. Lé pas to tard. »

Quoi qu’il en soit, je ne raconte rien de plus, ce roman est d’une grande force, d’une infinie tristesse, mais aussi très très beau dans une écriture qui nomme les choses sans détours; mais il dit aussi que la vie, même comblée d’amour, parfois ne peut pas être sauvée, que la mort avance comme une ombre jusqu’à ce qu’elle envahisse tout et que c’est inexorable et fatal. Le cœur d’Anaïs ne cessera de battre pour son homme, Eden, le seul, son unique amour.

« Un deuxième amour ne ferait que porter ombrage à la grandeur de ce que nous avions eu, toi et moi. Comme si c’était imitable. Remplaçable. Et ça ne l’était pas. »

Alors vous savez, je ne suis pas une grande adepte des histoires d’amour comme seul sujet d’un livre. Mais là, réellement, c’est bien plus qu’une histoire, c’est une sorte de leçon qui n’en a pas l’air. Une leçon de vie, à garder pour quand ça va mal, pour les jours qui parfois deviennent ténébreux, pour les découragements. Une leçon magnifique, jusqu’au bout. 

Contrairement à ce qui est dit en 4ème de couverture, je ne crois pas qu’Anaïs fasse « les pires choix ». Pour moi, non, tout au contraire, avec un énorme courage elle choisit de vivre son amour, quelles que soient les souffrances qu’elle endurera.

Un très beau livre, fort, difficile parfois, très troublant aussi. J’ai vraiment adoré cette histoire qui, je pense, peut donner également à réfléchir sur ce qu’on attend de la vie. Bravo. C’est un gros coup de cœur.

Anaïs écrit à Eden, le temps des adieux, quatre dernières pages bouleversantes, juste un extrait:

« J’ai écrit ces deux dernières phrases lentement, alignant les mots un à un, chacun portant tout le poids de mon amour pour toi: « Je ne sais pas si j’ai su t’aimer correctement. De la bonne façon. Mais je t’aime. » et pouf.

Après le point final, de battre, mon cœur s’est arrêté.

De battre, ou de se battre. C’est selon.

Mais il s’est littéralement arrêté. »

Gros coup de cœur et j’ai choisi ce morceau pour dire adieu à Eden:

« Le dernier jour du Tourbillon » -Rodolphe Casso, éditions Aux Forges de Vulcain

« 

« Le Tourbillon » est un bar « dans son jus ».

Ici, pas de déco imaginée par des architectes d’intérieur obsédés par les codes esthétiques de Brooklyn, pas de briques apparentes, pas de panneaux de lambris, pas de béton brut.

Oh que non.

Ici, le comptoir de bois laqué est parcouru de veines imitant grossièrement du marbre brun, le tout coiffé d’un zinc plus constellé d’impacts que la surface lunaire.

Au sol, un carrelage de casson se répand en mosaïque cyan délavé, de gris pigmenté et de pourpre agonisant, support des va-et-vient de milliers de traîne-savates qui ont usé cette salle des pas perdus où le corps stationne tandis que l’esprit voyage. »

Voici le décor campé, ce décor délavé, fatigué par un usage intensif. Un lieu qui continue à porter avec application son nom, « Le Tourbillon », le bien nommé. Derrière le zinc, Hocine, le patron. Dans la salle, des habitués et puis le décor, affiches d’acteurs, de musiciens. En fait après coup – après lecture – je me dis que ce bistrot-là serait maintenant qualifié de « vintage », quand moi je dirais – pour en avoir connu quelques uns de ce genre – qu’il est authentiquement un bistrot. Un extrait, un peu long, mais qui met tout de suite dans l’ambiance ( associations de tempérance s’abstenir ) :

« Le côtes-du-rhône sort du frigo – une maltraitance faite au vin rouge – mais, au prix du ballon, imbattable, cela vaut le coup de le laisser s’épanouir un petit quart d’heure à température ambiante pour lui laisser une chance de révéler toute sa verdeur et son acidité. Les plus pressés le réchaufferont au creux de leurs mains quand les moins bégueules l’attaqueront sans délai, pas plus défrisés par ses 7 degrés Celsius que ses 14,5% d’alcool.

Les mauvaises langues diront que la carte du Tourbillon est si bon marché, si tentatrice, que c’en est dangereux pour qui prend le volant. Mais comme dans le quartier plus personne n’a de voiture depuis l’éradication des places de stationnement, l’aménagement d’une zone 30 et l’obligation de rouler propre les jours impairs et de pleine lune, le risque est désormais proche du zéro. Les habitués sont de toute façon des riverains circulant à pied – ou à quatre pattes après une certaine heure. »

Le propriétaire et tenancier se nomme Hocine. Un homme et une femme entrent, regardent autour d’eux et font des plans comme si le lieu allait leur être cédé. Mais c’est mal connaître Hocine, que la femme va essayer de dévoyer en lui parlant de son confrère Mr Selmoune . Hocine voit rouge:

« […]-En attendant, monsieur Selmoune a fait une plus-value de 300 000 euros et passe une paisible retraite chez lui, en Algérie. Vous pourriez en faire autant…

-Quoi? Retourne en Algérie? C’est ça que t’es en train de me dire?

La business woman perd de sa contenance.

-Mais enfin, monsieur, pas du tout…

Son compère prend aussitôt le relais:

« Ce que mon associée voulait dire, c’est qu’avec sa plus-value, monsieur Selmoune s’est fait construire un vrai palais au bled!

-Au bled? répète Hocine en arquant les sourcils.

-Ça ne vous dirait pas une belle résidence secondaire pour accueillir là-bas toute votre grande famille chaque été?

-Mais qu’est-ce que t’en sais si j’ai une grande famille là-bas, toi? s’emporte le barman. Et tu crois qu’on a tous envie de se taper deux jours de voyage pour aller cramer à 50 degrés à l’ombre dans un village sans eau courante? Moi, l’été, je fais comme tout le monde mon pote: j’emmène mes gosses à La Baule. »

Je vous mettrais bien la suite, mais je vous laisse le plaisir de la découvrir quand vous lirez ce texte vraiment réjouissant. Bref !

La musique est là aussi, avec de vrais musiciens. Mais dans notre histoire, ils ne jouent qu’à la presque fin. Mais y-a-t-il une « histoire »? Pas vraiment; c’est une atmosphère, des voix, des gestes, des discussions, sur les petites heures du jour arrivent la musique, les chansons, avec l’ivresse méticuleusement amenée à son apogée au bout de la nuit. Je vais vous le dire clairement, ce livre est une ambiance d’abord, qui se nourrit des vies et des humeurs de la faune du lieu. Hocine et le voisin du dessus – oui, il a un voisin au-dessus – qui se livrent une sorte de guerre d’usure. Get (sic) le pilier du lieu entouré de sa cohorte de « bras cassés » se réjouit de l’arrivée du jeune Gus, et le prend sous son aile ce qui laisse présager quelque chose d’inédit. Le jeune Gus, qui va vivre là une sorte de rite initiatique, repartira transformé après une nuit alcoolisée et musicale, sa désinhibition sera éclatante. C’est ainsi que je le comprends en tous cas. Et ça me plaît beaucoup. L’humour génial de l’auteur:

Cette fois-ci, Gus est fait. Venu en fin d’après-midi au Tourbillon prendre en théorie un café, mais en pratique un savon, le voici en début de soirée sur le point de prendre une caisse. Il déballe maintenant à Get les détails de sa rupture avec Nathalie alors que, deux heures plus tôt, il s’offusquait de l’ingérence du pochetron dans ses affaires privées. 

Tel est l’art du pilier: choisir patiemment une proie, identifier ses failles, puis,  au moment opportun, sortir de l’ombre, l’attirer avec un charme. Une fois que le poisson a mordu, il faut garder la ligne tendue, divertir, compatir, voire, pour les plus talentueux, enchanter. Alors, peu à peu, la prise cesse de se débattre et finit par se livrer d’elle même. »

Ainsi l’auteur nous convie là pour une soirée incroyable, une nuit assez hors du temps en compagnie bruyante et musicale. Les dialogues sont vraiment épatants, j’ai beaucoup ri, et suis sortie du « Tourbillon » avec l’envie de m’y rendre, l’envie qu’un tel endroit existe vraiment quelque part. Encore. Le fond musical, on l’entend, on voit les musiciens, et l’ivresse générale, et pas juste celle due à l’alcool. Un autre monde, un autre temps conservé en un lieu, mais un état d’esprit aussi. Une forme de liberté en tous cas. 

Hors du temps et de pas mal de conventions, le Tourbillon, ce roman, est un lieu dans lequel il faut entrer avec curiosité et on en sort certes un peu alcoolisé et sonné mais aussi avec de la musique plein les oreilles et une dose de vitalité aventureuse en plus. Nostalgie? Oui.  Mais l’envie de chercher un Tourbillon quelque part, aussi.

Belle découverte Aux Forges de Vulcain.

« La sainte paix » – André Marois, Héliotrope NOIR

La sainte paix par Marois« Et au milieu coule une rivière

Jacqueline observe la petite prairie déboisée de l’autre côté de la rivière. Neuf heures, c’est l’heure où la marmotte pointe son museau hors de son trou pour courir se réfugier dans son terrier numéro 2, sa résidence secondaire, comme elle l’appelle. Le siffleux est drôle avec son gros ventre qui traîne à terre. Sait-il que la vieille dame l’attend ainsi chaque matin? Et qu’elle ne rêve que d’une chose: le retrouver ainsi chaque matin? À soixante-quatorze ans, elle est plutôt en forme et espère bien suivre l’exemple de ses cousines, qui ont dépassé quatre-vingt printemps sans canne ni marchette. Elle a mal partout mais il paraît que c’est normal à son âge. En attendant elle se gave de Tylenol et d’Advil, même si ça fait de moins en moins d’effet. »

Voici le début de ce petit polar qui m’a bien amusée –  et ça fait du bien de temps en temps – avec Jacqueline Latourette (retraitée de Radio Canada ) et sa voisine Madeleine, atteinte de la maladie de Parkinson. Toutes deux vivent l’une en face de l’autre, séparées par la rivière Mastigouche tout de même. L’endroit est très beau, en pleine nature. Le troisième personnage de l’intrigue est Albin, une sorte d’homme à tout faire, qui aide surtout Jacqueline dans l’entretien de sa maison et de son terrain. Jacqueline, ses plaisirs quotidiens dans cet environnement:

« Ça sent l’hiver, même s’il n’a pas encore neigé. Les feuilles sont tombées et Jacqueline fait chauffer son poêle à bois depuis une semaine. L’herbe dans la petite prairie en face a jauni. Les asclépiades ont lâché leurs soies au gré du vent. Les colibris sont repartis vers le sud avec les monarques et les oies sauvages. Les bêtes qui restent ont la peau dure et le gras épais. La marmotte galope encore d’un terrier à l’autre, mais plus pour très longtemps. Une ourse est passée aussi, suivie de ses deux petits. »

Quand ces femmes avaient leur mari, tout se passait correctement, mais depuis leur veuvage elles ne s’adressent la parole que par politesse. Un jour funeste, Jacqueline apprend que Madeleine va vendre sa maison; sa maladie s’aggravant elle veut s’installer ailleurs dans un lieu moins reculé et plus sécurisant pour elle. Jacqueline, à l’idée de voir arriver peut-être une famille, des marmots, d’autres personnes, est très fâchée, même si Madeleine l’agaçait: adieu sa tranquillité et sa routine.

« Faut-il être sûr de son plan à cent pour cent avant de le mettre à exécution?

Ça dépend. Si tu as décidé d’envoyer des humains sur Mars, assure-toi que tes calculs sont fiables et que tes réserves d’oxygène et de papier toilette seront suffisantes. Mais si une part de ton plan repose sur une tempête de neige que tu dois affronter à pied alors que tu es septuagénaire, tu peux t’accorder une marge de manœuvre déraisonnable. Voilà ce que Jacqueline se répète en observant les premiers flocons qui descendent du ciel. »

Quant à Madeleine elle aura un destin funeste…Je ne vous dis rien de la suite, ce livre est très court, ce serait dommage de vous gâcher le plaisir. Un policier, Steve, et une jeune femme chargée de surveiller le respect écologique des lieux, Milène, vont avoir une enquête à mener enquête dans laquelle on les accompagne. Parce que tout de même, la mort de Madeleine sous plusieurs aspects leur semble vraiment bien suspecte.

Je vous conseille de ne pas lire la 4ème de couverture – comme souvent – mais en tous cas, ça ne va pas aller tout seul pour Jacqueline, qui veut conserver sa « sainte paix ».

Je me suis bien amusée avec ce livre qui se lit d’un coup d’un seul. Il y a là bien sûr le pittoresque que nous autres français trouvons au « parler » québécois, mais aussi l’universalité des travers humains divers et variés et puis la belle idée de l’auteur malicieux qui choisit deux vieilles dames pas toujours trop respectables pour cette enquête. 

« Jacqueline allume un petit joint avec son Zippo, tire quelques bouffées. Le CBD ne lui faisait plus grand effet, alors elle est passée au THC depuis un mois et elle trouve ça bien plus amusant. Une idée loufoque s’empare alors d’elle: Steve Mazenc pourrait racheter la maison de Madeleine pour s’y installer avec sa Schwarzkopf chérie. […]

C’est là qu’elle voit un gros SUV apparaître en face, près des deux épinettes. […]. D’un geste ample, tel le propriétaire des lieux, le père indique le paysage à sa femme, qui l’enlace et l’embrasse.

-C’est quoi ce bazar? »

Un bon moment de détente, j’ai bien aimé !

« Trop humain »- Anne Delaflotte Mehdevi, éditions Buchet-Chastel

Trop humain par Delaflotte Mehdevi« AVE

Suzie étend sa lessive dans le jardin qui donne sur la ruelle derrière, distraite par le manège que mènent une pie et un geai perchés sur le sapin bleu. Sur leur branche, là-haut, le geai a beau se grossir, la pie avance. Un peu inquiète, Suzie va s’en mêler, quand elle distingue la voix de monsieur Peck qui vient de tourner au coin, il vient vers elle.

C’est l’heure de sa promenade, l’homme est ponctuel. »

Un roman plein de charme qui aborde un sujet très intéressant. Qui accompagne le vieux Mr Peck ce jour-là dans sa promenade ? Eh bien c’est son AVE, Tchap.  AVE pour Assistant de Vie Electronique. Tchap est charmant, c’est un humanoïde à visage et corps humain, Tchap est beau ! Et Tchap va faire basculer la vie du paisible, mais un peu mort village de Tharcy. On jase au passage de Tchap, on jase à propos de Mr Peck, mais aussi à propos de Suzie qui passe de plus en plus de temps avec Tchap, trouvant en lui une oreille attentive et sans aucun préjugé.

 » Mais à la fin, c’est à se demander ce qu’on craint, la comparaison? Qui a esclavagisé et esclavagise encore le monde à la première occasion? Qui viole, détruit et pille? Les AVE? Mais le pillage et l’abus, mes enfants, mais c’est à nous qu’il vient comme le goût du miel à l’abeille! Un miel qu’elle produit, et qu’on pille, comme de bien entendu! Toutes ces sociétés fondées sur l’abus, c’est les robots peut-être? Tchap? Un gentleman à côté, je vous dis! Bon, j’arrête là, sinon je vais faire monter ma tension. »

Très intéressant sujet dans l’air du temps mais à Tharcy, avec Suzie et l’oreille attentive de Tchap, on va repartir à rebours du temps. Suzie, cette femme sans âge qui tient le seul café, ex hôtel- restaurant du village, café nommé « Le Bal ». Suzie va trouver en Tchap une écoute – puisqu’il enregistre tout, pour construire sa base de données en quelque sorte-. Le roman, sans négliger l’environnement, intégrant peu à peu des personnages – comme ces jeunes gens qui viennent repeupler un peu le village, rêvant d’une autre vie et d’un autre monde –  le livre donc est prétexte pour Suzie à dire l’histoire de sa famille et plus précisément celle de sa mère à la Libération; les ignominies commises, couvrant de honte, par la suite, ceux qui les commirent . Tchap va devenir pour Suzie une sorte de confident à l’oreille toute neuve, au « jugement » tout neuf aussi, Tchap qui lui sert du « chère Suzie » et nous devient très sympathique par sa vraie capacité d’attention. Mais surtout il pose des questions inédites qui peu à peu amènent Suzie à entrer dans le détail. On lira ainsi l’histoire de cette femme pleine de colère envers certaines personnes, mais qui continue sa vie sans faire de bruit.

« Derrière le comptoir, la vieille essuie les verres. Quelque chose dit à Marius que c’est elle qui se coupe les cheveux. C’est plutôt pas mal, c’est juste que comme les tartes Tatin, ça sent le fait maison.

Elle vient de servir un porto à ce Monsieur Peck. Et rien à « l’autre ». Tchap le marin ne boit pas? C’est en le dévisageant attentivement que Marius comprend. C’est un assistant de vie électronique! Dans ce bled paumé! Ils sont déjà là? C’est pas vrai… »

Un des personnages les plus importants, selon moi, est Marius, ce jeune homme qui quitte l’université où un doublon administratif lui rend la vie impossible – enfin, surtout à la secrétaire de l’établissement –  et Marius est vraiment un chouette garçon qui va s’installer à Tharcy .

« Marius Berthelot en vrai laisse la place à Marius Bertelot en faux. Tout ça pour ça. Un malheureux « h », et muet encore. Ça me fait rire. C’est nerveux. Il veut la place? Qu’il la prenne. La numérisation est à l’administration ce que la guerre est à la politique: son paroxysme. Tu vois, j’en peux plus, maman. C’était la fois de trop. »

Mais Le Bal? Oui, autrefois, une salle adjacente au café était salle de bal pour les gens du village. Vous en saurez plus à la fin de votre lecture. Mais c’est réellement Tchap qui va peu à peu semer un certain mais nécessaire désordre jusqu’à la fin. Moi j’ai aimé ce Tchap, et puis forcément Suzie, une femme forte, qui ne se déstabilise pas aisément, qui ne renonce à rien, pas non plus à sa mémoire des faits qui la blessèrent . La salle de bal ouvre à nouveau ses portes:

« La pièce mesure dans les quinze mètres de long, sept de large. Trois mètres cinquante sous plafond. À intervalles réguliers, six panneaux étroits de papier peint couleur chocolat, barrent verticalement les murs bleu paon. Ces panneaux imitent des piliers, chapeautés « pour de vrai » d’appliques en opaline bleue, qui renvoient la lumière vers le plafond cuivré. Le lustre central , de la même opaline, clignote, crépite, envoie comme un appel, réfléchi sur le parquet de bois noir. Noir fossile. Lac sacré. Suzie, éblouie, est un peu sonnée de se retrouver au seuil de cette pièce dans laquelle elle n’a pas pénétré depuis longtemps. »

Le village sous l’impulsion de cette sorte de « nettoyage » des mémoires, sous le coup de vent frais amené par la jeunesse qualifiée de néorurale, de bobo et même encore parfois hippie ( mais oui mais oui ! )  qui va doucement trouver sa place en amenant du sang neuf, Tharcy, qui en a grand besoin, va sinon renaître au moins vivre encore.

C’est un très joli roman, qui rend justice à une femme, qui recadre également certains préjugés .

Si le fond du livre semble être Tchap et l’intelligence artificielle, la mémoire et ce qu’on en fait en est le cœur, avec ce que livre Suzie peu à peu.

J’ai beaucoup aimé cette lecture aisée, fine, qui bien que parfois vraiment très drôle, garde un fond grave, dans un bel équilibre . Un bon moment de lecture intelligent et jamais ennuyeux. Vous découvrirez avec plaisir la vie de Mr Peck, celle de Suzie, tout ce qui va secouer Tharcy, une jolie écriture, et la mémoire, toujours, en fil conducteur; un beau sujet. Un livre qui plaira à beaucoup. Et cet épilogue de l’autrice, très émouvant:

« Que reste-t-il de cette histoire puisque la mémoire de Suzie est perdue? À moins que les ingénieurs…

Que me reste-t-il à moi, sinon cette fiction, sinon d’avoir considéré le temps d’un roman la tension insoluble qui nous constitue, nous autres, qui vivons un pied sur terre, avides de déchiffrer ce monde physique que nous ne savons pas habiter autrement qu’en fabriquant des outils pour entrer en contact avec lui, le dominer, le façonner, nous arrimer à la réalité, et l’autre pied, ailleurs, un ailleurs fait de représentations, de subjectivité, de fantasmes et d’illusion.

« Pas étonnant que ça marche mal. »

Il me reste le personnage de Suzie, son excentricité, sa lucidité, et d’avoir ressuscité cette salle de bal plongée dans la pénombre, où ma tante, épicière et tenancière du café du village, entreposait ses cagettes de fruits parfumés. Un bal où je n’ai jamais dansé. »

Vous pouvez écouter l’autrice. Elle dit ce que je n’ai pas écrit ici, sans trop dévoiler, et j’aime cette voix: