« Le dernier jour du Tourbillon » -Rodolphe Casso, éditions Aux Forges de Vulcain

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« Le Tourbillon » est un bar « dans son jus ».

Ici, pas de déco imaginée par des architectes d’intérieur obsédés par les codes esthétiques de Brooklyn, pas de briques apparentes, pas de panneaux de lambris, pas de béton brut.

Oh que non.

Ici, le comptoir de bois laqué est parcouru de veines imitant grossièrement du marbre brun, le tout coiffé d’un zinc plus constellé d’impacts que la surface lunaire.

Au sol, un carrelage de casson se répand en mosaïque cyan délavé, de gris pigmenté et de pourpre agonisant, support des va-et-vient de milliers de traîne-savates qui ont usé cette salle des pas perdus où le corps stationne tandis que l’esprit voyage. »

Voici le décor campé, ce décor délavé, fatigué par un usage intensif. Un lieu qui continue à porter avec application son nom, « Le Tourbillon », le bien nommé. Derrière le zinc, Hocine, le patron. Dans la salle, des habitués et puis le décor, affiches d’acteurs, de musiciens. En fait après coup – après lecture – je me dis que ce bistrot-là serait maintenant qualifié de « vintage », quand moi je dirais – pour en avoir connu quelques uns de ce genre – qu’il est authentiquement un bistrot. Un extrait, un peu long, mais qui met tout de suite dans l’ambiance ( associations de tempérance s’abstenir ) :

« Le côtes-du-rhône sort du frigo – une maltraitance faite au vin rouge – mais, au prix du ballon, imbattable, cela vaut le coup de le laisser s’épanouir un petit quart d’heure à température ambiante pour lui laisser une chance de révéler toute sa verdeur et son acidité. Les plus pressés le réchaufferont au creux de leurs mains quand les moins bégueules l’attaqueront sans délai, pas plus défrisés par ses 7 degrés Celsius que ses 14,5% d’alcool.

Les mauvaises langues diront que la carte du Tourbillon est si bon marché, si tentatrice, que c’en est dangereux pour qui prend le volant. Mais comme dans le quartier plus personne n’a de voiture depuis l’éradication des places de stationnement, l’aménagement d’une zone 30 et l’obligation de rouler propre les jours impairs et de pleine lune, le risque est désormais proche du zéro. Les habitués sont de toute façon des riverains circulant à pied – ou à quatre pattes après une certaine heure. »

Le propriétaire et tenancier se nomme Hocine. Un homme et une femme entrent, regardent autour d’eux et font des plans comme si le lieu allait leur être cédé. Mais c’est mal connaître Hocine, que la femme va essayer de dévoyer en lui parlant de son confrère Mr Selmoune . Hocine voit rouge:

« […]-En attendant, monsieur Selmoune a fait une plus-value de 300 000 euros et passe une paisible retraite chez lui, en Algérie. Vous pourriez en faire autant…

-Quoi? Retourne en Algérie? C’est ça que t’es en train de me dire?

La business woman perd de sa contenance.

-Mais enfin, monsieur, pas du tout…

Son compère prend aussitôt le relais:

« Ce que mon associée voulait dire, c’est qu’avec sa plus-value, monsieur Selmoune s’est fait construire un vrai palais au bled!

-Au bled? répète Hocine en arquant les sourcils.

-Ça ne vous dirait pas une belle résidence secondaire pour accueillir là-bas toute votre grande famille chaque été?

-Mais qu’est-ce que t’en sais si j’ai une grande famille là-bas, toi? s’emporte le barman. Et tu crois qu’on a tous envie de se taper deux jours de voyage pour aller cramer à 50 degrés à l’ombre dans un village sans eau courante? Moi, l’été, je fais comme tout le monde mon pote: j’emmène mes gosses à La Baule. »

Je vous mettrais bien la suite, mais je vous laisse le plaisir de la découvrir quand vous lirez ce texte vraiment réjouissant. Bref !

La musique est là aussi, avec de vrais musiciens. Mais dans notre histoire, ils ne jouent qu’à la presque fin. Mais y-a-t-il une « histoire »? Pas vraiment; c’est une atmosphère, des voix, des gestes, des discussions, sur les petites heures du jour arrivent la musique, les chansons, avec l’ivresse méticuleusement amenée à son apogée au bout de la nuit. Je vais vous le dire clairement, ce livre est une ambiance d’abord, qui se nourrit des vies et des humeurs de la faune du lieu. Hocine et le voisin du dessus – oui, il a un voisin au-dessus – qui se livrent une sorte de guerre d’usure. Get (sic) le pilier du lieu entouré de sa cohorte de « bras cassés » se réjouit de l’arrivée du jeune Gus, et le prend sous son aile ce qui laisse présager quelque chose d’inédit. Le jeune Gus, qui va vivre là une sorte de rite initiatique, repartira transformé après une nuit alcoolisée et musicale, sa désinhibition sera éclatante. C’est ainsi que je le comprends en tous cas. Et ça me plaît beaucoup. L’humour génial de l’auteur:

Cette fois-ci, Gus est fait. Venu en fin d’après-midi au Tourbillon prendre en théorie un café, mais en pratique un savon, le voici en début de soirée sur le point de prendre une caisse. Il déballe maintenant à Get les détails de sa rupture avec Nathalie alors que, deux heures plus tôt, il s’offusquait de l’ingérence du pochetron dans ses affaires privées. 

Tel est l’art du pilier: choisir patiemment une proie, identifier ses failles, puis,  au moment opportun, sortir de l’ombre, l’attirer avec un charme. Une fois que le poisson a mordu, il faut garder la ligne tendue, divertir, compatir, voire, pour les plus talentueux, enchanter. Alors, peu à peu, la prise cesse de se débattre et finit par se livrer d’elle même. »

Ainsi l’auteur nous convie là pour une soirée incroyable, une nuit assez hors du temps en compagnie bruyante et musicale. Les dialogues sont vraiment épatants, j’ai beaucoup ri, et suis sortie du « Tourbillon » avec l’envie de m’y rendre, l’envie qu’un tel endroit existe vraiment quelque part. Encore. Le fond musical, on l’entend, on voit les musiciens, et l’ivresse générale, et pas juste celle due à l’alcool. Un autre monde, un autre temps conservé en un lieu, mais un état d’esprit aussi. Une forme de liberté en tous cas. 

Hors du temps et de pas mal de conventions, le Tourbillon, ce roman, est un lieu dans lequel il faut entrer avec curiosité et on en sort certes un peu alcoolisé et sonné mais aussi avec de la musique plein les oreilles et une dose de vitalité aventureuse en plus. Nostalgie? Oui.  Mais l’envie de chercher un Tourbillon quelque part, aussi.

Belle découverte Aux Forges de Vulcain.