« Avant la forêt » – Julia Colin, éditions les Forges de Vulcain/ collection Fiction

Avant la forêt - Livre de Julia Colin« Je crois que là où les adultes ont merdé c’est qu’ils ont fait confiance jusqu’au bout aux gouvernements. En tous cas, tant qu’ils voyaient des élections s’organiser et des écoles se faire construire, ils n’ont pas paniqué. Même aujourd’hui je ne sais toujours pas si c’est pour donner le change ou si vraiment ils n’ont rien vu venir, mais je me souviens de mon père qui disait: ça va aller, regarde, l’année prochaine tu iras dans un collège flambant neuf. Pourtant je le voyais bien aux infos que ça n’allait pas. Il y avait cette nouvelle maladie venue d’Amérique du sud qui ravageait les champs du monde entier, et la guerre entre la Chine et la Russie qui s’éternisait depuis des années, bloquant complètement l’importation des matières premières. En vrai, c’était la merde, mais je crois qu’on a longtemps  tous été dans le déni. »

La réalité décrite au début a des côtés flagrants du monde actuel, mais comme c’est de la littérature, bien sûr… Alors s’il faut qualifier ce livre, je dirais que c’est un roman d’anticipation dystopique. On reconnait bien notre pays et notre société, sauf que les lignes ont bien bougé.

Ainsi commence donc ce joli roman de Julia Colin. Joli ?!?  Oui, bien qu’il propose aux lectrices et lecteurs une vision de ce qui pourrait, dans les temps à venir, être notre monde:  le chaos, la violence, et les exodes, puis, parce que la vie est ainsi faite, des reconstructions, des solutions alternatives à nos vies actuelles, parce que vivre « comme avant » n’est plus possible, tenter plus d’équité et de partage. Plus de raison. En ça, l’histoire est jolie – et attention, il n’y a rien de péjoratif à ce terme – .

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Ce pourrait être simplement ça, ce roman. Une vision d’avenir. De nouvelles sociétés, micro sociétés, des îlots de vie avec des règles collectives certes strictes, mais également basées sur la justice, la cohésion, la solidarité. Bien sûr, c’est ça.

« Bien avant que notre monde occidental ne se casse la gueule, les habitants de Massat vivaient déjà entre eux de manière autonome, loin de la marche économique forcenée et suicidaire du monde. C’était peut-être pour ça que la vallée était si prospère. Pour eux, tout ce récent bordel, ça n’avait pas changé grand-chose… »

Mais pour moi, la personnalité de ce texte et le charme que va exercer peu à peu cette histoire reposent sur les personnages principaux, sur ces jeunes gens qui clairement représentent le monde en devenir. Ils sont ici des adolescents déjà pleins de maturité, parce qu’ils ont vécu la fuite, l’exode; Elie et ses parents qui fuient Marseille, accompagnés de Calme, leur fille adoptive, qui elle n’a plus qu’eux comme famille. Elle est la presque sœur d’Elie.

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« J’ai réalisé que c’était fini la vie normale. Que ça n’allait pas « aller mieux » et que notre périple à pieds n’était pas juste une parenthèse, mais bien le point de départ de notre future vie incertaine… »

Après un long chemin semé d’embûches, cette famille dotée de l’acte de propriété d’une maison et d’un terrain dans le sud ouest de la France ( je suppose puisque Toulouse est alors la ville la plus proche), cette famille donc va devoir affronter les « dirigeants » du village où se trouve leur maison. Affronter parce qu’il y a des barrages à passer, il faut montrer patte blanche en disant ce qu’on va apporter éventuellement à la collectivité. Car pour survivre, chacun doit apporter quelque chose : un savoir ou savoir faire, une force, un talent, il faut accepter les règles. Ici il y a un maire, et il y a Saule, jeune femme un rien rude, du même âge qu’Elie. Calme, elle, va très vite trouver où se sentir chez elle. Mais ici, c’est Elie qui s’ancre dans la nature.

photo 1« Je restais pourtant en retrait, timide et surtout effrayé à l’idée de briser cette symphonie sublime et sauvage par un mot maladroit ou trop fort. J’écoutais.
La petite voix du ru, tout proche, rapportant des nouvelles des hauteurs, où des troupeaux paissaient en paix. La discussion houleuse d’un groupe de bouleaux en colère après les cerfs qui venaient frotter leurs bois contre leurs écorces tendres. Mais aussi le chant pur et parfait d’une toute petite fleur de pommier, s’ouvrant pour la première fois à la vie, et le bruit du vent, par vagues, colérique et doux à la fois, qui ponctuait tous ces dialogues. Fasciné, je le laissai m’entraîner avec lui, pour partir loin vers les sommets. »

196px-Dryad11Ce roman serait finalement assez commun, sauf que…non. Parce que la plus belle idée de Julia Colin réside en un des personnages qui se transforme en une sorte de déité puissante qui va tenir un rôle majeur dans cette histoire. En cela le livre prend une tournure fantastique vraiment intéressante et belle. Une belle dystopie, un conte, une philosophie. Certes bien dans l’air du temps, et alors? J’ai trouvé toutefois que l’écriture manquait parfois de force et de rigueur, mais enfin il s’agit d’un premier roman, qui comme tel est quand même plutôt réussi. Je tiens beaucoup à dire que je crois qu’il serait vraiment bien de proposer ce livre aussi et surtout à des adolescents, de ne pas le laisser que sur les rayons des adultes. Il me semble d’ailleurs que de jeunes gens en feraient sûrement un très bon usage, eux qui ont la vie devant eux avec un horizon où percevoir une suite n’est sans doute pas facile. 

On peut avoir diverses perceptions de ce roman, qui à mon avis touchera vraiment la nouvelle génération. Je le crois. En cela, c’est déjà une belle réussite. Et pour la poésie, la tendresse, et l’espoir, peut-être.

« Le silence » – Dennis Lehane – éditions Gallmeister, traduit par François Happe (USA)

Le Silence - Dennis Lehane - Éditions Gallmeister« La panne de courant se produit un peu avant l’aube et tous les habitants de la cité Commonwealth se réveillent en nage. Dans l’appartement des Fennessy, les ventilateurs de fenêtre sont restés bloqués et des gouttes de sueur perlent sur le frigo. Mary Pat jette un coup d’œil dans la chambre de sa fille Jules, la trouve couchée sur les draps, les yeux fermés, la bouche entrouverte, projetant de petites expirations sur son oreiller moite. Mary Pat continue dans le couloir jusqu’à la cuisine et allume sa première cigarette de la journée. Elle regarde par la fenêtre, au-dessus de l’évier, et sent l’odeur de la chaleur qui se dégage des briques de l’encadrement. »

Voici le nouveau roman de Dennis Lehane, et quel roman ! Situé à Boston – ville de Lehane – en 1974, autour de la déségrégation qui visait à mettre de la mixité dans les écoles, c’est à dire à permettre à des enfants ou étudiants « noirs » d’intégrer les écoles « blanches » ( lire ICI), l’auteur écrit un roman acerbe, un roman policier, social, et au sujet encore brûlant. Mais si les faits comptent, ici, en premier plan voici le portrait d’une femme de la communauté irlandaise. C’est Mary Pat, mère d’une fille, Jules, qui comme sa mère n’a pas sa langue dans sa poche et un caractère, disons bien trempé. C’est Mary Pat que nous suivons dans cette histoire. Parce que Jules disparaît. Mary Pat a perdu son fils à la guerre, son mari, il ne lui reste que sa fille. Et je vous assure que cette mère, Mary Pat, est un personnage comme je les aime : coriace, la réplique facile, cinglante ou pas, courageuse, mais aussi, en elle, une sorte de faille qu’est son amour pour sa fille, quelles que soient les tours qu’elle lui joue. 

Sauf qu’ ici, ce n’est plus de la petite dérive. Jules a disparu en participant à un acte meurtrier raciste, avec d’autres jeunes gens. 

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 Mary Pat, en menant son « enquête », va découvrir des choses sur cette adolescente qui va lui sembler une presque inconnue. L’autre pan du roman, c’est l’enquête sur la mort d’un jeune noir passé sous un train. Autre superbe personnage, Bobby, un policier plutôt rare dans son genre dans la masse en uniforme. Bobby sera celui qui mènera les deux enquêtes, intimement liées. Ce avec délicatesse quand il le faut, et autorité – voire plus – si nécessaire. S’en suit une galerie de portraits des truands, des enfants, des parents, les uns imbriqués aux autres par des liens parfois délétères. Comme avec Mary Pat, juste ce qu’il faut d’ambigüité, d’hésitation parfois, et d’humour aussi. Bref, je retrouve avec bonheur la splendide plume de Dennis Lehane, forte et sensible. Quelle écriture remarquable! Le sens du portrait:

« Brenda est une petite blonde, avec d’immenses yeux marron et une silhouette si épanouie, des formes si pleines, que l’on dirait qu’elle a été conçue par Dieu pour faire perdre aux hommes le fil de leurs pensées dès qu’ils la voient passer. Elle le sait, bien sûr, et apparemment ça la gêne; elle continue à s’habiller comme un garçon manqué, une chose que Mary Pat a toujours appréciée chez elle. « 

Au fil de cette histoire, le grand Lehane trace le portrait d’une ville, d’une époque et des strates de la société de cette ville. Située surtout dans le quartier irlandais, la pègre, régnant sur le trafic de drogue essentiellement, s’impose puissante, riche, et sans scrupules. Beaucoup y trouvent leur compte et tout roule jusqu’au jour où Jules disparaît, jusqu’au moment où Mary Pat va partir à sa recherche, et interroger toutes les personnes qui auraient pu la voir. Or, ce qu’elle va découvrir sur sa fille va la démolir. Certes, elle se relèvera, mais cependant sa vie sera anéantie, et ne sera plus que colère et soif de vengeance. 

On plonge dans sa vie quotidienne, ses dérives quand sa rage retombe, quand son courage la lâche, sa colère et son chagrin sans fond. L’auteur, parfois avec humour, mais surtout avec tendresse pour ses personnages ou au contraire avec une colère digne semée en Mary Pat et Bobby, nous raconte un événement, un temps de ce grand pays en butte aux réactionnaires. Au milieu, les autres, comme Mary Pat. Qui lit un article de presse:

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Et les paragraphes qui suivent montrent bien que ce sujet du « mélange » reste compliqué pour Mary Pat et les gens de son quartier. Chacun chez soi. Ainsi l’auteur évite tout manichéisme, tout raccourci facile, peignant de sa belle et humaniste plume un portrait précis du moment, du lieu et de ses habitants. Précis dans sa complexité. Ted Kennedy fait les frais de l’anti busing :

Dans « Un pays à l’aube  » ( pour moi un chef d’œuvre ) c’était un pan d’histoire qu’il nous livrait, d’une plus grand ampleur; ici c’est un événement, un moment marquant et ses conséquences dans la vie personnelle de Mary Pat. L’amour, le manque, les addictions, la tentation de la violence et de l’excès, les hauts et les bas de Mary Pat m’accompagnent encore. J’ai aimé cette femme, bravache, virulente, mais qui se mine au fil des jours, jusqu’à ce qu’elle règle ses comptes avec la vie.

A lire sans aucune hésitation, un gros coup de cœur.

« Maurice » – Jérémy Bouquin, In8/Polaroïd

Maurice par Bouquin« -Il s’appelle Maurice.

Elle parle du môme en face. Un marmot. Chétif, des grands yeux perdus, les cheveux en bataille, sapé comme un clodo.

-Maurice? Cela l’étonne, Ralph. 

Faut dire, un blase pareil, c’est pas commun…pas de nom de famille, pas de date de naissance. Bref, un bambin, sept-huit ans, qui s’appelle Maurice. OK! »

Ralph est assistant familial et dans sa ferme qu’il restaure pour faire un gîte, il a déjà, tout droit venus de l’Aide Sociale à l’Enfance, Léa, 11 ans et déjà bien rétive et Booba, Bouboule pour Léa. De ceux venus de « familles » un rien à la marge, des gosses déjà violents et réfractaires. Il a du courage et un grand cœur aussi Raph, Raphaël. 

Ce livre est très bref, et conte avec vigueur et un très grand réalisme ce métier d’accueillant, ces gosses déjà difficiles à contenir dans leur violence et leurs angoisses, j’ai lu ça très vite et au bout je me suis dis: Quoi? Comment? Mais ça ne peut pas se terminer comme ça… si? Mais non ! Et la suite? J’en espère une. Je sais que l’auteur écrit tout le temps, beaucoup, et je m’adresse à lui : Où sont-ils tous passés?

Très chouette petit bouquin néanmoins. 

« La vallée des fleurs » – Niviaq Korneliussen, éditions La Peuplade, traduit par Inès Jorgensen ( danois )

247716375_4493038014110554_5367227236749720428_n-226x339« Un corbeau est posé sur la grande croix à l’entrée du cimetière. Aucun de ceux que j’aime ne repose dans ce cimetière. Aanaa n’y repose pas. Pourtant, je sens que j’ai perdu quelqu’un ici. Cela réveille de durs souvenirs. Cela réveille des souvenirs des nuits de printemps, où j’étais assise là, dans l’angoisse du soleil de minuit à venir. Cela réveille des souvenirs de la nuit d’été rose, il y a un an, où, assise sur une hauteur surplombant Sermitsiaq et toutes les croix des morts, je pensais à la vie. J’étais d’ordinaire solitaire, mais cette nuit-là, j’étais vraiment seule et je souhaitais être moi-même couchée là. »

Parfois, quand on est curieux de lire des textes très divers, on se trouve confronté à des livres tels que celui-ci. Si éloigné de tout ce qu’on a rencontré, de tout ce qu’on sait du monde; un livre et un univers, une écriture et un mode de pensée si différents de ce qu’on connait…et c’est tout bonnement enthousiasmant de se dire qu’on n’a jamais fini d’être surpris par la littérature. C’est encore un autre défi, après avoir rencontré cette jeune femme inuit, son chemin, ses amours, son corps et ses tourments, un autre défi de vous en parler.

« 45/

FEMME. 38 ANS. PENDAISON

Mes contractures sont si nombreuses que je n’arrive pas à lever un verre de vin blanc sans avoir mal. Elles se sont multipliées, se sont attaquées à tous mes muscles et ont grossi et forci sous mes omoplates, là où rien ni personne ne peut les atteindre. Pas même l’Ibumetin. Ma mère scrute mon visage plaintif et a l’air inquiète. Nous sommes assises face à face en silence depuis 10 minutes. […]

Je commence à scroller sur Facebook et je m’arrête sur la photo d’une femme accompagnée d’une série d’émojis de cœurs brisés. Sur la poitrine de la femme est écrit en vert néon: 1981-2018 RIP. »

D’abord, on peut se défaire de nombreux clichés sur ces habitants du Groenland, parce que cette jeune femme très éprise de son amie, cette jeune femme s’en va au Danemark étudier à l’université d’Aarhus. Elle conte ici les liens dénoués avec ses parents, son attachement à ses grands-parents, et ses peurs, ses angoisses plutôt, ses amours qui la saisissent, arrosées d’alcool et de drogues. Et c’est le portrait d’une jeunesse, et de toute une population en perdition. Le départ pour le Danemark:

bird-gc75659176_640« J’ai une nuée de papillons dans le ventre quand je prends ma grande valise et rassemble mes vêtements. Je laisse tous mes collants, chaussettes épaisses et pulls. Je mets des shorts et des T-shirts. je prends mon recueil de poésie favori et je le cache parmi mes vêtements. Peut-être devrais-je écrire une petite lettre ou un  poème à Maliina comme cadeau d’adieu. Je prends du papier et je m’assieds. Mon corbeau, écris-je, et je raye. Ma chérie, je suis amoureuse de toi, écris-je, et je raye. « 

Le choix narratif, le titre de chaque chapitre qui relate un suicide, beaucoup de jeunes gens, en dit déjà long sur le propos. Et puis peu à peu, entrant dans la vie de la jeune fille, on est happé par son mental et lire, continuer à lire, malgré le choix d’une narration très brute, très charnelle et sans tabous, continuer à écouter devient une terrible nécessité. On a ici un talent rare pour dénoncer d’une part cette « épidémie » de suicide qui a saisi le Groenland et particulièrement sa jeunesse, le déchirement et particulièrement celui des peuples autochtones, écartelés et d’autre part la question des réseaux sociaux avec ce téléphone que la jeune fille garde et regarde, comme une ancre qui la tient à quai.

« Je m’assieds sur le sol de la cellule et j’allume mon téléphone. Aucun nouveau message. J’essaie d’appeler anaana, mais je n’ai plus de temps de parole. Elle est active sur Facebook et j’écris qu’ils me manquent. Elle envoie un cœur au bout de quelques minutes. J’écris à ma sœur, salut comment ça va. Elle répond avec un pouce en l’air. J’écris à Maliina qu’elle me manque, que toutes mes pensées vont vers elle, que mon cœur ne bat que parce que le sien bat encore et qu’il est peut-être temps que son cœur s’arrête. What goes around comes around, est-il écrit sur Facebook. Personne n’aime une personne qui aime de travers. Mon cœur fait mal. Il bat encore. C’est comme un petit cœur émoji rouge qui disparaît parmi des milliards de cœurs lilas, bleus, verts et noirs dans le cyberespace, il flotte dans l’espace, existant, insignifiant, remplaçable. »

On y a vu de l’humour. Mais il est si triste cet humour, je dirais plutôt de la dérision, celle qui permet  – peut-être – de se détacher d’une si grande tristesse? Pour moi, ce livre est terriblement triste, en colère tout doucement, et on ressent un attachement pour cette fille que l’idée de mort accompagne, cette fille véritablement perdue dans tous les sens du terme.

« Après quelques heures au cimetière, j’étais partie pour l’aéroport. J’avais parcouru quinze kilomètres à pied. Je commençais à avoir des crampes aux jambes et mes pieds étaient gelés, même si la chaleur du matin commençait à se faire sentir. J’étais fermement décidée à ne plus jamais dormir, il fallait que je continue à marcher jusqu’à tomber, je refusais de me réveiller encore une fois pour une nouvelle journée. Je me suis assise sur le bord du chemin et j’ai allumé ma dernière clope, que je voulais éteindre sur ma peau. »

church-g8c05b31f7_640Géographiquement, elle ne sait plus à quel territoire elle appartient; émotionnellement, elle a perdu sa grand-mère et ses parents ne sont guère bienveillants avec elle, elle ne sait plus à quelle famille elle appartient; et puis son amoureuse, qu’elle trahit une fois et en perd le nord, son amoureuse qui ne lui répond plus; elle ne sait plus si elle « appartient » à son amoureuse, elle n’a plus de boussole d’aucune espèce. Vient ensuite l’université, dans laquelle elle est si isolée. Tout est rupture, déchirement, perte. Tout est ici si fragile, sur le fil, néanmoins on ne reste pas juste au bord des larmes, on s’y noie. Et je n’omets pas de dire aussi la superbe poésie qu’on trouve en particulier à la fin du roman. Sur la Vallée des fleurs. C’est magnifique et d’un talent impressionnant.

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« Aujourd’hui, c’est ullortuneq, le jour le plus clair de l’année. 21.06. Mon chiffre. Le soleil est encore doux. Comme le soleil de minuit qui était apparu derrière Sermitsiaq, il y a quelques années. À ce moment-là, les rues étaient sans âme, comme les tombes dans le cimetière, et un corbeau était passé et avait atterri sur une des croix près de moi. Ses plumes noires brillaient, ses yeux noirs étaient aux aguets, son âme noire était la seule présence. Cette nuit-là, je souhaitais moi-même être couchée là. »

Sur le site de La Peuplade, vous trouverez la pluie d’éloges qu’a reçu ce si beau et si étrange livre. Je n’apporte que mon émotion de lectrice à cette lecture et salue une fois de plus la qualité littéraire qui donne tant d’ampleur et de grâce à un sujet si dur, si bouleversant. Un roman comme aucun autre porté par une voix forte et singulière.

« Aller aux fraises » – Eric Plamondon – Quidam éditeur

« Au printemps de mes dix-sept ans, j’ai trouvé un job de pompiste et caissier au Pétro-Canada de Cap-Santé. Je faisais le plein et j’en mettais pour dix ou vingt piastres. On vendait aussi des cigarettes, de la bière, du chocolat, des boîtes de conserve, des pintes d’huile 5W30, 10W30,5W40,etc. Au début de l’année, on avait vu exploser la navette spatiale Columbia en direct avec à son bord une maîtresse d’école. Fin avril, la centrale nucléaire de Tchernobyl avait pété à son tour. »

Voici l’amorce de ce petit recueil de trois nouvelles, trois récits ( je ne crois pas que ce soit autobiographique ) du même narrateur, un jeune québécois du XXème siècle, à l’aube de son indépendance, à l’époque des grosses « fêtes » avec les amis, alors que les groupes vont se dissoudre pour les études supérieures, s’éparpiller ici et là sur le territoire. Notre jeune homme n’est pas en reste, en tous cas, dans les deux premières histoires qui ne sont à peu de choses près que beuveries dans des conditions météos extrêmes et dans un état d’ébriété avancé. Bal des Finissants:

« Le Bal des Finissants s’était officiellement terminé le lendemain midi chez Ti-Oui Snack Bar devant des grosses poutines barbecue, des guédilles au poulet, des pogos, des club-sandwichs pis des galvaudes. on avait mal aux cheveux. On se racontait tout ce qu’on avait vu et entendu. Paraît que Dompierre avait fini dans la chambre de Morrissette. La Langlois voulait se battre avec Martine Germain. Y a des profs qui étaient restés pas mal tard…As-tu vu le Jeep de Patate? Méchante bosse. Je voudrais pas être à sa place devant son père. Y va en manger une câlisse! On avait vraiment viré la brosse de l’année. Les examens du ministère étaient dans deux semaines. »

Les parents du narrateur sont divorcés, le père vit à Québec, la mère à Thetford Mines ( à la fin, chez son nouveau chum ), en bonne intelligence. Le premier texte se finit aux adieux du père et du fils, touchant instant:

« C’était la fin de quelque chose. Je me dirigeais tout droit vers les responsabilités, les histoires d’amour compliquées, les haines partagées, les collègues insignifiants, le mariage, le divorce, avoir un enfant, voir ses parents vieillir, changer d’idée, douter, chercher des réponses, sombrer, se relever, tenter, recommencer et, souvent, me souvenir de la fois où mon père m’avait dit: « On dirait que t’es allé aux fraises ». »

Quoi qu’il en soit, c’est le troisième texte qui m’a vraiment plu, énormément plu. Parce que tout y est si juste… Eric Plamondon laisse un peu de côté les grosses fêtes alcoolisées pour l’introversion du jeune homme qui cette fois a 18 ans. J’ai d’abord appris beaucoup de choses, sur l’amiante par exemple, quand le beau-père  explique au garçon l’histoire de Thetford Mines, dans la région Chaudière-Appalachespuis notre narrateur fait des rencontres au cegep de gens différents de ceux qu’il côtoyait jusqu’alors, lui ouvrant l’esprit. Puis arrive cette fin superbe, sur la route en voiture, la neige tombant sans cesse par vagues énormes, et une apparition rendue magique par l’écriture si proche de la confidence de cet écrivain. J’ai beaucoup aimé, avec un +++ au dernier chapitre. Je n’avais lu que « Taqawan », formidable histoire, et je n’en ai sûrement pas fini avec Eric Plamondon. Deux dernières pages absolument superbes, je ne vous en livre que la fin pour ne pas vous gâcher le plaisir; sur la pente à 10% qu’il affectionne, sous un rideau de neige et après une rencontre qui l’a fait stopper

« Ça n’a duré que quelques secondes, mais ça m’a paru long. […] J’ai éteint la musique. J’ai respiré plusieurs fois. J’aurais aimé qu’Isa soit avec moi pour voir ça. J’ai pensé que c’était un signe, que ça voulait dire quelque chose, un cadeau du ciel, je ne sais pas.

Ce que je savais, c’est que je venais d’avoir dix-huit ans et que tout était possible. »

Faite de rites initiatiques, d’expérience et de l’insouciance qui prend fin peu à peu, c’est un regard très juste, sensible et touchant sur le passage à l’âge adulte, sans jamais oublier d’être drôle, car enfin ce n’est pas un drame de « grandir ». Bien sûr le parler québécois ajoute, pour nous français, une pointe comique ( eh ben oui, amis québécois, votre parler nous amuse et c’est bien ! )

Lecture courte à la fois réjouissante – parce qu’on peut s’y reconnaître aussi – , et très émouvante. Au son de Van Halen et d’Iron Maiden