« Arpenté » – Alain Fraudiger, éditions La Baconnière

« Tout ceci doit être considéré comme vécu par un personnage de trois à sept ans.

« C’est en toute première année scolaire, pendant la récréation. Je suis assis par terre, dans la cour de l’école du village d’Orzens, dans le Gros-de-Vaud. Mon grand frère et notre ami Alexandre sont non loin de moi, il y a du gravier, et depuis ma position assise je brasse et fouille le sol. Je m’arrête et attrape un petit morceau de métal, une tige enroulée sur elle-même, ensuite coudée en dessinant un cadre de chaque côté de ce rouleau. Je joue un moment avec ce trésor, et toujours assis et sans bouger, je continue à fouiller le sol, il y en a quelques autres de ces pièces de métal. Ce sont des articulations de pinces à linge – ici on les appelle plutôt des « pincettes » – à ressort, dont les deux pièces en bois ont dû se perdre. »

Ainsi débute ce petit livre surprenant qui m’a tout de suite accrochée, dès la première petite phrase qui indique l’âge du narrateur dans son récit.

Récit d’enfance, oui, mais qui passe avant tout par la perception, tactile, olfactive, visuelle de l’environnement, le récit aussi donc d’une « géographie » à hauteur d’enfant. Je trouve cette idée formidable, touchante, tant chacun peut s’y retrouver. Je n’étais pas certaine en le commençant de lire ce livre jusqu’au bout, mais il n’a fallu que 5 ou 6 pages pour me capter totalement. Pourquoi? Parce que chacun de nous pourra s’y remémorer des miettes de vie. Dont moi-même. Le goût des choses:

« Je connais déjà les glaces, les glaces fusées surtout, ou alors la glace vanille ou chocolat qu’on mange parfois après le repas pour le dessert. Mais là, cette glace, d’un jaune orangé, est au « fruit de la passion ». Je la goûte, et – une extraordinaire explosion gustative en bouche – je découvre une saveur toute neuve et intense: le fruit de la passion! Une des choses remarquables dans ce goût outre son parfum et sa force aromatique, outre son absolue nouveauté, est le fait qu’il se forme sur le tard, comme un arrière-goût, dans un deuxième temps – et qu’il n’en explose que plus fort. »

Je suis finalement peu atteinte par la nostalgie de mon enfance. Si elle n’est pas toujours douce, notre environnement peut devenir un refuge, l’endroit où l’on se rassure, où les objets, les paysages, sont protecteurs. Et aptes au rêve et à l’imagination:

« Entre les racines d’un arbre, je dépose un jour au pied de l’arbre une petite voiture jaune, une Dyane, Citroën 2CV. C’est pour les lutins: je crois vraiment les voir, je crois voir une minuscule porte pour entrer chez eux, ce sont mes parents qui me parlent de ces lutins et moi je les vois, comme pour le cochon du village. La vision est-elle d’abord affaire de parole? Ce n’est même pas croire, croire est totalement court-circuité, les lutins sont là et je les vois, à partir du moment où on en parle. »

Dans le cas de l’auteur, il a clairement a eu une enfance choyée, attentive mais assez libre. Liberté d’explorer, d’expérimenter, de s’approprier ce qui l’entoure. Il nous raconte ici la découverte du monde par tous les sens. Il serait assez vain de faire long sur cet ouvrage, à moins de faire de la redite. La musique:

 » D’ailleurs une autre chanson de 1984, entendue ici et là, allait prendre encore plus de place dans cette voûte émotionnelle: « Un autre monde », de Téléphone. Ce morceau, avec cette voix venue comme de si loin, « Je rêêêêêvaaaaais…d’un autre monde »,  me bouleversait de beauté et me touchait profondément, et très longtemps je l’ai conservé comme un trésor de splendeur dans mon cœur, sans pouvoir le réentendre très souvent car je ne connaissais personne qui ait possédé le disque. »

J’y ai aimé ce que j’ai retrouvé de mes plus jeunes années, de mes premiers souvenirs. Comme l’auteur, à la campagne, avec des fermes aussi, avec de petites routes, des sentiers, et une cour de récréation, des forêts et des champs. 

Je vous insère ici quelques extraits caractéristiques. Ce n’est pas un roman, mais il y a du romanesque, de la poésie dans les découvertes de ce petit garçon, il y a des personnages marquants aussi. L’éditeur en dit:

« Il a quatre ans, il est assis par terre dans une cour et c’est son premier souvenir. Il évoque le sol comme élément primordial de cette période de vie, au sens propre comme au figuré. Le narrateur s’aventure dans ce territoire d’enfant, si souvent parcouru et si  précisément connu. Resurgissent alors les impressions de ces premières expériences: le rapport fort et sans filtre à la nature et aux lieux et surtout, la naissance des relations affectives. »

« Le ton joyeux du récit est celui de l’âge des découvertes et de l’émerveillement, qu’Alain Freudiger rend dans une langue sans affèterie à hauteur de vue d’un jeune garçon. Dans ce récit sociologique d’une enfance dans les années 80, on oscille entre le piquant de Colette et l’acuité de Perec. »

Ces quelques phrases résument bien le récit. Il vous suffit maintenant de le lire et d’accompagner ce petit garçon dans sa découverte du monde qui l’entoure. J’ai beaucoup aimé le faire par cette lecture inhabituelle. 

« La Furieuse – Rives et dérives » – Michèle Lesbre, éditions Sabine Wespieser

« Dans mes nuits inquiètes, parfois, surgit l’étang et son beau silence que seules les grenouilles troublaient. C’est toujours l’été. J’ai dix ans et pourtant je suis vieille. J’entends les voix éteintes, je vois les corps disparus. J’ai peur de quitter ce paysage et m’abandonne à son discret battement de cœur. »

Voici un très beau texte de Michèle Lesbre, plutôt court, et pas un roman. Il s’agit là plutôt, partant du souvenir tendre de l’étang chez ses grands -parents Léon et Mathilde, d’une promenade nostalgique et mélancolique. Parlant de Léon:

« Son humour ne m’échappait pas, ni sa pudeur. Il écrivait des poèmes  en douce, petites fugues clandestines, et il entrait dans son jardin comme en son royaume. Depuis ce temps lointain, l’image brumeuse de l’étang n’est autre que celle de ma petite patrie. »

Promenade au fil de rivières d’ici et d’Europe, berges arpentées au fil des voyages, et au fil du temps. Comme l’indique le second titre, « Rives et dérives », ce texte mêle histoire des années passées et perpétuité des rivières. Faits marquants, politiques en particulier, qui font un fracas terrible dans des millions de vies et constance des eaux qui continuent de s’écouler, en charriant des bribes de cette histoire, glanant dans ses tourbillons des déchets, de vieux restes qui se dilueront en descendant vers l’aval. L’eau qui coule n’est pas comme le temps de nos vies, qui passent et finissent. Les rivières, silencieuses, continuent incessamment leur chemin, sortant parfois de leur lit, ou d’autres fois s’y asséchant.

C’est à une promenade dans ces voyages au fil des eaux que l’autrice nous convie, de confidences et réflexions, sur la vie, le monde, sur l’âge aussi. Du Danube à la Loue et la Furieuse, on rencontre les fantômes de l’histoire du XXème siècle, les pires, maîtres des dictatures, et les meilleurs, artistes, peintres, cinéastes et écrivains. Mais ce que j’ai préféré, c’est la fin du livre, avec la Loue et Gustave Courbet, cet esprit libre et vif comme cette rivière. Ornans, la Furieuse, la Loue. Peinte par ce grand homme.

« Toute sa vie, Gustave peindra les paysages de son enfance, leurs mystères, leur force.« 

 Michèle Lesbre nous livre ici un bouquet de souvenirs très mélancoliques qui se retrouvent pourtant éclairés par la présence tendre de ses grands-parents et par ses jours ensoleillés à Ornans, sur les traces de la Furieuse – quel joli nom pour une rivière ! – sur les berges de la Loue. Elle y parle de nombreuses rivière, mais elle dit de la Loire, d’où son originaires ses grands -parents:

L’air de rien, la Loire s’est faufilée dans « La petite trotteuse », pour avaler la montre de mon père retrouvée longtemps après sa mort, et je suis bien obligée d’admettre, même si sur le moment l’idée ne m’est pas venue, qu’elle m’a insidieusement attirée lorsque j’écrivais « Chemins ». J’ai laissé la péniche dériver jusqu’au pont où la narratrice et son chien adoptif accompagnent des mariniers et où, soudain, toute ma famille défile comme à la fin d’un spectacle.[…]Depuis ma naissance, la Loire coule en moi. »

Ci-dessous, « Scène de la Loire » – William Turner ( entre 1826 et 1830)

C’est un livre court et très émouvant, qui parle aussi de l’âge, du temps qui passe et du monde qui change, pas toujours comme on le souhaiterait, hélas, mais il n’y a pas d’aigreur chez cette femme, qui égrène au fil des eaux des lectures, des souvenirs, une vie, des vies et des histoires, petites et dites grandes, avec tendresse et lucidité.

« Je me souviens de « La jetée » de Chris Marker, une ville anéantie par la guerre, ou la catastrophe nucléaire qui arrivera peut-être un jour. Dans ce roman-photo, comme l’avait défini son auteur, l’homme dont on fouille la mémoire retrouve l’image de son enfance, qui le poursuit depuis toujours.

Celle qui ne me quittera jamais est celle de ce petit étang, de son silence, de Léon et Mathilde, que la Furieuse a réveillée en moi. C’est l’origine du monde qui est le mien. »

« Le Signal – Récit d’un amour et d’un immeuble » – Sophie Poirier – éditions Inculte

Le-Signal« Cette station balnéaire n’était pas comme les autres.

Les tamaris tordus? Mais tous les fronts de mer ont les mêmes arbres penchés.

Les trottoirs, de ce rose fané, avec des fissures?

Ces vieux panneaux de signalisation en ciment effacés, absurdes; une flèche bleu marine n’indique rien, sauf un but évident, une seule route; un sens interdit, d’un rouge pâle; une interdiction de tourner à droite devenue un monochrome blanc à peine lisible, on pouvait s’engager par erreur, s’en excuser.

Un front de mer délavé, souvent ensablé, inauguré en 1963. »

Un petit livre qui m’a émue, touchée et captivée aussi. J’en suis ressortie avec de nombreuses images en moi, des souvenirs, des souvenirs d’émotions.

« Le Signal n’a jamais été caché derrière de hauts murs, façon résidence sécurisée. Au contraire, seulement des bordures en ciment, la dune et le parking presque mélangés, Accès direct à la plage. Depuis l’évacuation, l’immeuble a été entouré d’un fin grillage à larges mailles, sur lequel sont accrochés quelques panneaux censés nous empêcher: Interdit d’entrer – Propriété privée. Certaines barrières sont déjà soulevées, d’autres affaissées. Sur la façade côté océan, des fenêtres brisées, et quelques baies au rez-de-chaussée largement ouvertes sur les appartements. »

Au-delà de ce Signal, cet immeuble pour vacanciers modestes, bâti désinvoltement sur la plage, au plus près de l’océan, au-delà de cet immeuble donc, voué à la destruction par l’érosion accélérée par le réchauffement climatique,  au-delà, il y a une réflexion merveilleuse et touchante sur les « objets » de nos attachements. Sur ce qui nous fait fondre le cœur, à nous seul parfois, sans que personne d’autre ne comprenne…Pourquoi Sophie Poirier est-elle tombée amoureuse de cet immeuble, barre de béton aux multiples yeux braqués sur l’océan?

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Ce petit livre lumineux et tendre nous raconte cet amour et je me suis sentie vraiment émue parce que je crois qu’il m’est arrivé aussi de tomber en arrêt devant des lieux, des bâtisses qui peuvent sembler – comment dit-on?… sans « âme », oui c’est ça, « sans âme »… Mais l’âme d’un lieu et d’un bâtiment, qu’est ce que c’est sinon ce que nous -mêmes y mettons? De nous, de ce qui nous constitue? En y posant simplement le regard, y sentir la vie, en lambeaux, en courants d’air. Un objet laissé là, une chaise, un rideau qui flotte, des livres…

« Comme je n’abîmais rien, ne faisant que passer et regarder, sur la pointe des pieds dans leur vie, je chuchotais au lieu de parler, je me sentais proche d’eux, de leur histoire, alors que j’étais illégalement chez eux, dans une propriété privée, et comme les autres, à pénétrer leur domicile. Une intruse de plus, animée d’une pulsion scopique double: voyeuse de vies et de mer. »

L’autrice ressent lors d’un voyage en Grèce la même émotion devant un hôtel désaffecté et sa vue sur la mer, ses jardins livrés à eux-mêmes. Il y a l’idée derrière ce récit, enfin c’est ce que j’ai ressenti, l’idée des fantômes, ceux des vies qui ont été bousculées par l’évidence de la destruction, de la fin inéluctable.

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« Pourtant, il fallait le voir dans la belle lumière du soir, quand la mer se retirait loin et qu’on le regardait depuis l’eau. L’équilibre de sa forme radicale, le soleil qui brillait dans les vitres, cette couleur beige qui éclatait – on peut dire de mille feux, il avait l’air en or.

Je suis tombée amoureuse de cet immeuble. »

Intéressant, le mot « verrue » qui vient à la bouche des passants, ceux qui ici n’avaient rien ni acheté ni loué, cet immeuble sans autre vraie ambition que d’être un lieu de vie sur la plage et face à la mer pour des personnes qui n’en auraient pas les moyens ailleurs. Ceux de derrière, invités devant. Si vous voyez ce que je veux dire. Erreur fatale, hélas, c’était sans compter avec les éléments naturels et est advenue l’expulsion, cette grande violence – l’immeuble doit être écroulé cette année. Et pour l’autrice, la gorge nouée:

« Je ne savais pas quoi faire de cette perspective. j’aurais voulu que mon amour s’arrête avant. Je ne savais pas si je serais capable d’assister à l’effacement.

Mais.

Je n’arrive pas à le dire.

Mais, 

Mais, c’est peut être du courage de le détruire.

Comme nous devrions trouver le courage de nous défaire de nos anciennes habitudes. »

Sophie Poirier – lisez-la – dit ici ce qu’elle a perçu, l’enchantement, le bruissement doux des murmures des murs, des pièces saccagées, des vitres brisées. Ce qu’elle a ressenti en passant derrière les palissades, clandestine et curieuse. Devant une baie fêlée face à la mer.

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On trouve aisément de nombreux articles de presse sur ce Signal, mais personnellement, je préfère le rencontrer, au bord de la destruction, sous la plume émouvante et poétique de Sophie Poirier. Obsolescence programmée, parfois sans s’en rendre compte, un bâtiment à la mauvaise place, alors qu’on le pensait à l’endroit idéal. Défaut d’anticipation…Reste la poésie, l’attachement. Beaucoup d’émotion à cette lecture. Plusieurs photos en noir et blanc en fin de recueil qui serrent le cœur. Je remercie l’autrice pour le prêt de ces trois si belles photographies d’Olivier Crouzel .

C’est un très beau récit, sur le sujet, sur la forme et le fond et à la presque fin:

« 1970, mon année de naissance et première date de livraison prévue pour les appartements de la résidence Le Signal. Cinquante ans entre les deux. Je grandis dans les antithèses: ce qui était bon est devenu dangereux, ce en quoi il fallait croire n’a pas eu lieu, ce qui a été conçu comme un confort moderne et inaltérable va disparaître un jour de marée haute.

Cela complique mon rapport au monde.

Cela induit de douter.

Cela induit l’humilité.

J’en reviens à la poésie: pour être heureux, regarder la mer tous les jours, ça pourrait suffire. »

Vous pouvez visiter le site de Sophie Poirier, autrice:

http://www.lexperiencedudesordre.com

Et celui d’Olivier Crouzel, artiste:

http://www.oliviercrouzel.fr

« Deux petites maîtresses zen » – Blaise Hofmann- éditions ZOE

« Elles sont les voyageuses que je ne suis plus, je retrouve avec elles une géographie sensible, un ensauvagement des yeux. Je voyage avec deux petites éponges amnésiques qui renaissent à chaque coin de rue, inventent des activités inutiles, coupent de l’herbe, caressent des troncs, récoltent des cailloux, parlent à haute voix à une cousine imaginaire. »

Ce ne sont pas là les premières phrases de ce livre, qui n’est pas un roman, mais quelques mots sur ces deux petites maîtresses zen, qui sont Eve et Alice, les deux petites filles de l’auteur et de son amoureuse – c’est ainsi qu’il la désigne-.

Grand plaisir de lecture pour ce qui semble être un récit de voyage mais qui est surtout une réflexion sur le voyage, celui de nos jours où tout semble à portée de nos envies, avec les possibilités de se rendre de l’autre côté de la planète ou aux antipodes en presque rien de temps. J’ajoute pourtant que ce n’est pas permis à tout le monde financièrement parlant, et plus largement matériellement ( emploi contraignant, etc…). Bon, ici en l’occurrence l’auteur et sa famille peuvent partir un long temps, avec un budget confortable. Mais leur regard sur le voyage est celui des explorateurs, des curieux, des amoureux des sentiers non battus par les tongs, des amateurs du non spectaculaire ( comprendre du non-spot ) et de la vraie rencontre.

« Luang Prabang – capitale historique du Laos –  mot-valise, mot-fleuve, mot pour s’élancer avec un large sourire au sommet du toboggan, si seulement les dealers de divertissements ne vendaient pas à chaque coin de rue leur waterfall, leur elephant bathing, leur farmer experience, leurs selfies pieds nus dans la boue des rizières, leurs visites de grottes en kayak, leurs dégustations dans un whisky village.

La procession des moines est un spectacle folklorique, parfois pratiquée par de faux religieux, sur des rues qui viennent d’être pavées de briquettes rouges. »

luang-prabang-g562ede4e7_640C’est très intéressant parce que Blaise Hofmann et sa compagne, lui grand voyageur depuis longtemps, elle en quête de tissus exotiques et rares pour son commerce en Suisse, sont accompagnées de deux petites, très petites, 3 et 2 ans pour un long périple en Orient, Japon, Inde…Ce qui pousse à réfléchir l’auteur tout au long du voyage – avec divers modes de transports, divers types de logement – c’est l’observation de ses filles, leur regard et le naturel avec lequel elles se fondent dans tout avec simplicité, par une sorte de mimétisme spontané avec les habitants, les animaux, les lieux eux-mêmes, la nourriture. C’est en cela qu’elles sont des « maîtresses zen ».* Elles ne sont pas encore conditionnées et l’esprit libre de leur jeune âge papillonne et capte, teste, examine, intègre, connaissances parmi les connaissances et les savoirs en cours d’acquisition.. Les enfants qui jouent dans la poussière sont leurs semblables et elles jouent avec eux. Les mets nouveaux ne sont pas plus nouveaux que ceux qu’elle découvrent à peine dans leur pays. Des petites personnes toutes neuves en tout.

* »L’approche du zen consiste à vivre dans le présent, dans l’ « ici et maintenant », sans espoir ni crainte. »

C’est pour moi le plus intéressant ici. Même si, évidemment, elles sont protégées, veillées, accompagnées, bien que Blaise Hofmann ne soit pas un père surprotecteur, les laissant vivre leurs expériences ( certaines malheureuses ), bien sûr que ces petites sont plus en sécurité que les enfants des rues indiennes, en tous cas en règle générale. Voilà: ces derniers mots… »en règle générale ». C’est bien là l’écueil qu’évite l’auteur dans son voyage et dans son livre: la règle générale. Je suis sceptique malgré tout, j’aimerais savoir comment il se sent vraiment dans cette peau de voyageur, au vu des critiques qu’il émet.

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« J’ai lu il y a quelques jours que Mike Horn avait traversé le pôle Nord, sans assistance – 87 jours à -40° tirant un traîneau de 140 kilos – il avait évidemment une fois encore frôlé la mort, il avait alors pensé à ses deux filles: » Elles m’offrent une sorte de deuxième vie en venant me déposer et me rechercher sur la glace. » Une énième entreprise coûteuse en énergie et en argent, qui n’apprendra rien à personne, un nouveau dépassement de soi sponsorisé, très masculin, compétitif, égoïste. À peine rentré en Suisse, il s’en ira en Arabie Saoudite pour rejoindre le team Red Bull et participer au Paris Dakar. »

Pourtant, moi qui ai si peu voyagé, j’ai pris un grand plaisir à partager sa route et celle des enfants. Parce que sans aucun doute je n’irai jamais ni en Inde ni au Japon, et que lui le fait et nous apporte son regard, et cette expérience. La seconde chose passionnante ici c’est bien ça, en fond la phrase de Claude Levi-Strauss qui comme on l’entend dans cette interview n’a pas tout à fait été comprise, parce qu’elle était brute, sinon brutale

« Je hais les voyages et les explorateurs. » 

Notre auteur, que je trouve personnellement extrêmement sympathique par sa capacité à remettre en question ce goût des voyages à l’heure de l’empreinte carbone, notre auteur donc pour autant ne peut renoncer au monde et ne peux renoncer à l’offrir à ses filles dont il va tirer des leçons en les voyant se l’approprier justement, qu’il soit celui de leur vie quotidienne ou celui du voyage. Elles appartiennent au monde, c’est tout. 

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La deuxième chose qui m’a marquée c’est ce que Blaise Hofmann décrit – concernant l’Inde et le Népal en particulier -s’incluant d’ailleurs dans le mouvement. Avec d’autres, tous ceux de la grande vague hippie il a parcouru, a occupé et intégré les lieux, les coutumes, les mystiques…ce qui amène des années plus tard à des rencontres comme cette occidentale qui est maîtresse d’un des plus grands ashrams du coin. Est-ce grave? Est-ce important? Lui, comme moi, ne peut l’affirmer. Il rencontre aussi des sociétés comme celle des Akhas, qui le ramènent à cette pensée:

« Je leur prête des convictions qu’ils n’ont pas: décroissance, résistance au consumérisme. Je lutte contre la vision romantique d’une vie sobre: le bon vieux temps. Je repense à l’exploitation des femmes, à l’opium. J’essaie de me situer par rapport au lieu où je me trouve. Depuis deux mois, notre maison tient dans deux sacs à dos, mais ce mode de vie est celui de ceux qui ont fauté et cherchent à se repentir, c’est un manque de respect total envers les pauvres, ces vrais minimalistes. »

Blaise réfléchit et tente d’analyser ce qu’il voit, et sa réflexion qui reste inaboutie, sans conclusion ferme et définitive sur le sujet donne à réfléchir parce que tout au long du livre, la nuance et le perpétuel questionnement dominent. Une très belle évocation aussi de Christian Bobin et cette citation:

rain-g51f416d40_640« Il y a peut-être autre chose à faire dans cette vie que de s’y éparpiller en actions, s’y pavaner en paroles ou s’y trémousser en danses. La regarder, simplement. La regarder en face, avec la candeur d’un enfant, le nez contre la vitre du ciel bleu derrière laquelle les anges, sur une échelle de feu, montent et descendent, descendent et montent. »

C’est le doute que j’ai aimé chez cet écrivain ou plutôt l’impossibilité de trancher, lui, regardant ses filles si à l’aise dans le monde, à n’importe quel point de la planète. Enfin quand Blaise Hofmann cite Nicolas Bouvier, ce grand et si fameux voyageur…je fulmine ! Dans « Poisson-scorpion », extrait d’une lettre que Bouvier envoie à son ami et compagnon de route Pierre Vernet, lui parlant de Manon, son amie du moment qu’il vient de plaquer avec grande élégance, lisez-moi ça…:

« Y a eu un enfant chez Manon, je l’ai fait cureter, y en a plus. Mais cette petite cérémonie pas bien compliquée ( qui a marché d’ailleurs à souhait ), quel monde quand on aime la  fille, et qu’elle vous aime, et qu’elle vous interroge des yeux quand même. »

(-Je ne sais pas vous, mais moi, ces quelques mots me font frémir. Il en ressort que le voyage ne rend pas les gens meilleurs, excusez-moi, mais un salaud est un salaud quel que grand voyageur et auteur fût-il. C’était ma parenthèse énervée.-)

Dernier point, le fait que ce voyage a lieu juste avant l’arrivée du virus Covid 19. Là, chapitre sur les grandes épidémies qui ont cheminé au fil du temps un peu partout et qui pour de nombreuses d’entre elles ont été éradiquées. Mais dans le monde des voyages – des gens et des choses – la contamination est accélérée de façon vertigineuse. Notre petite famille va être embêtée pour trouver le chemin du retour vers la douce Suisse natale…où le virus bosse à fond !

swing-g7f2b2bf67_640« En traversant un village, les filles voient un tape-cul, un tourniquet et un animal à ressort, arrête-toi, papa! Les installations sont habillées de rubans rouges et blancs; un panneau rappelle que jusqu’à nouvel ordre, la place de jeux restera fermée. »

Que dire de plus? J’ai fait un beau voyage par procuration, comme j’en ai fait tant en lisant, j’ai aimé cet auteur, ce papa, cet homme qui avec beaucoup de modestie et de respect énonce ses doutes, ses bonheurs, ses inquiétudes et l’amour infini qu’il a pour ses filles, ses deux petites maîtresses zen.

Beau récit, et large piste de réflexion.

 

« L’œil américain – Histoires naturelles du Nouveau Monde » – Pierre Morency – Le Mot et le Reste

couv_livre_3235« L’exubérance

« Écoute! – Je n’entends rien.- Là, dans les sapins, derrière la maison blanche…- C’est un oiseau qui chante? –  Une grive des bois.- En pleine ville? – Oui, une grive des bois en pleine ville, tu te rends compte ! »

Nous sommes restés là, debout sur le trottoir, figés dans le ravissement. Ce premier soir du vrai printemps nous avait, mon voisin et moi, sortis de nos logis, comme tant d’autres du quartier qui processionnaient, en souliers légers, tête nue. »

J’ai lu avec un grand plaisir ce recueil de textes de Pierre Morency, poète et ornithologue québécois et manifestement il a cet « œil américain » qui définit un œil scrutateur, perspicace, et la définition du Larousse de 1866 dit :

20190512_142757« Pop. Avoir l’œil américain, Avoir le coup d’œil perçant, scrutateur ou fascinateur, par allusion, sans doute, à différents personnages de Cooper, Œil-de-Faucon, etc., auxquels l’auteur prête des sens très-développés sous le rapport de l’ouïe et principalement de la vue[2]. »

Voilà pour ce qui est du titre. Pierre Morency est donc un observateur passionné de la nature qui l’entoure, dans les Laurentides et sur les berges du Saint Laurent avec une prédilection pour les zones de marais. Scrutateur et défenseur de cette magie du monde végétal et animal, il parle en homme avisé mais aussi en poète des pissenlits, des chauve-souris, du martinet, du monarque et de tout un monde qu’on perçoit si on sait être attentif et respectueux. Un chapitre m’a vraiment touchée, celui intitulé : »Bon génie à la robe de papier », il commence ainsi:

20190723_165534« Il y a une dizaine d’années, j’ai fait la connaissance d’une jeune fille d’un genre bien particulier. Parmi les arbustes qui séparent le chalet de la grève, elle se tenait toute droite dans sa robe miel foncé et offrait au vent d’est sa chevelure légère. Depuis, elle a beaucoup grandi. Elle porte maintenant une tunique blanche et sa chevelure, plus nourrie, a la même fluidité quand le vent la traverse. »

Devinez-vous qui est cette jeune fille? Ce chapitre est un de mes préférés.

Ma foi, j’ai l’impression depuis d’être moins ignorante à propos du martinet ou des cigales – dont les espèces sont bien plus nombreuses au Canada qu’en Provence -. Ce qui est très beau ici, c’est la capacité d’émerveillement de l’auteur, son talent à regarder et à dire et puis la simplicité avec laquelle il nous offre tout ce monde des bois, des marais et des villes aussi, le talent à nous raconter cette vie intense, exactement comme on conterait une histoire du monde humain.

porcupine-5499772_640Le porc-épic:

« Mais avant de mourir, le porc-épic a eu le temps de faire bien des choses dans sa vie. Peut-être a-t-il eu le temps d’assurer sa descendance? Je sens qu’en ce moment s’installe en vous un sentiment partagé entre la curiosité et l’inquiétude. Vous vous demandez comment deux pelotes d’épines peuvent réussir à s’unir sans trop d’offenses. Vous allez voir qu’il est toujours possible en ce domaine de faire des merveilles. […] Comment font-ils pour s’accoupler, voilà une question épineuse, n’est-ce pas? »

Intrigant, non? La suite de l’histoire est très jolie !

Le respect et la candeur d’un enfant qui découvre, et il n’y a là rien de péjoratif, bien au contraire, c’est l’œil neuf, toujours apte à deviner, fouiller, percer des instants suspendus durant lesquels on assiste à quelque chose de rarement visible, absorbés que nous sommes par nos propres tâches quotidiennes. 

Pierre Morency nous dit peut-être bien de nous arrêter un peu, de nous poser, et d’ouvrir nos yeux et nos cœurs. En ornithologue, il nous guide dans les plumages et les ramages, mais aussi dans les bruissements, chuchotements, stridences de notre environnement. J’ai trouvé dans ces récits mes souvenirs de gosse, les heures passées au fond des bois, dans les près, au bord du ruisseau du coin, et j’ai gardé tout ça précieusement, avec cette capacité à ne jamais en être blasée. Comme Pierre Morency:

640px-American_Robin_KSC01pp1005« Immanquablement, chaque année, au mois d’avril, j’attends que se manifeste un des plus claironnants parmi les signaux de la bonne saison. Cela se produit généralement le soir, vers six heures. Dans un arbre, près de la maison, en ville, un oiseau se met à chanter. Le Merle d’Amérique vient d’arriver: le printemps peut vraiment s’installer. Ce chant a pris pour moi valeur de libération. Cela aussi, c’est la vie sauvage de la ville. Cela et le pépiement affirmé du moineau, les sifflements grinçants de l’Etourneau sansonnet, le roucoulement du pigeon. »

J’ai lu Pierre Morency comme on écoute parler un ami, et ce fut vraiment très agréable. Je ne mets que quelques phrases, mais si vous êtes comme moi éprise du monde tapi au sein des grands espaces, résistant encore à notre sauvagerie technologique, si vous aimez cette poésie naturaliste, alors lisez ce livre, vous l’aimerez.

Il se termine avec le caribou:

800px-Caribou_au_soleil_en_novembre. » Considérons maintenant la fourrure de ce cervidé nordique. Cette fourrure n’a qu’une seule épaisseur de poils courts, alors que les autres mammifères arctiques ont deux épaisseurs à leur pelage. Et pourtant le caribou peut endurer des froids intenses, comme l’Inuit d’ailleurs, qui se couvrait, il y a encore peu de temps, de vêtements en peau de caribou. Où est donc ce secret? Dans le pelage de l’animal, bien sûr, qui est une merveille de confort. Chaque poil contient d’innombrables cellules remplies d’air. Ces poils, en forme de bâton, sont gonflés au bout extérieur. L’explorateur Fred Brummer nous apprend que le caribou est enveloppé dans une couche d’air chaud captif.[…] En somme, l’espèce humaine seule, parmi les animaux à sang chaud, est privée d’une protection épidermique naturelle contre le froid. »

Une très chouette lecture, oxygénante, intéressante, enrichissante et non sans humour. J’aime !

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Je dédie cet article à Thierry Morel, à qui ce livre devrait beaucoup plaire.