« Somnambule » – Dan Chaon, éditions Albin Michel « Terres d’Amérique », traduit par Hélène Fournier

Somnambule par Chaon« Trois fois

La première fois que ça arrive, on est en octobre, et je traverse l’Utah dans mon camping- car avec ce jeune philippin qui s’appelle Liandro. On se passe et repasse un joint au-dessus de la tête de Flip, le chien, qui dort entre nous, mais on ne parle pas vraiment. Liandro est vexé car il a les chevilles menottées.

J’étais passé le prendre au chef Cheng, un restaurant chinois d’Elko, Nevada, et je lui avais expliqué que je faisais ça dans les règles de l’art, que je n’avais rien contre lui personnellement. Je lui avais demandé de s’asseoir sur le siège passager, de retirer ses chaussures et ses chaussettes, et je lui avais passé les menottes.

« Mec, avait-il dit en pliant les orteils. C’est franchement inutile.

-Je sais bien. »

Ma dernière lecture de cet auteur inclassable fut « Une douce lueur de malveillance », et je retrouve ici l’incroyable talent qui m’avait fait frémir alors.

Dan Chaon a une plume très personnelle, une prose qui oscille entre l’ironie, la tendresse, et une brutalité terrible planquée sous des airs de rien. L’écriture fascine, hypnotise même, on entre dans le cerveau quand même assez dérangé de Will et on quitte notre sol pour entrer dans ce voyage durant lequel on ne sait pas trop ce qui va arriver, c’est une dérive entre délire du LSD et réalité de la route. La brutalité, c’est celle du personnage principal, Will Bear, envers lui-même, envers les autres, brutalité noyée dans des vapeurs de défonce, dans un désespoir profond, une sorte de quête métaphysique de lui-même, de son histoire et essentiellement dans l’histoire de sa potentielle nombreuse descendance. Seul Flip le chien, l’ami, celui de confiance qui jamais ne trahit, Flip fidèle compagnon, est l’objet de toutes les attentions de Will. Ci-dessous, un passage que j’aime particulièrement:

« Il faut s’interroger sur les colons des Grandes Plaines. Ces Blancs qui, jadis, ont tué les Indiens et revendiqué cette terre sans jamais en démordre; qui ont abandonné à leurs enfants et petits-enfants ce legs de poussière. Un ensemble de baraques en bois avec, à l’arrière, des jardins envahis d’amarantes, de carcasses d’autos, de balançoires abandonnées, d’arbres assoiffés et rabougris. Le génocide en valait-il la peine?

Voilà ce que je me dis et puis je me ressaisis. J’exagère un peu quand même. Le service client de l’aire de repos de Campo est excellent. Il y a, à la caisse,  une adolescente au visage rond, très polie, et qui sourit gentiment à mes compliments. Un manager chauve, accablé de soucis, est penché sur son ordinateur portable. Qui suis-je, après tout, pour prendre ces gens de haut, même s’ils sont les descendants d’assassins?

Tout compte fait, nous sommes tous, assurément, des descendants d’assassins, vous ne croyez pas? Sinon, nous ne serions sans doute pas là. »

Will a été un grand donneur de sperme et se lance dans une course recherche de sa descendance, chemin chaotique qui le mènera à Cammie. Qu’il ne verra ni ne rencontrera physiquement jamais. Cammie sera une voix sur internet, au téléphone, et dans un drone à la fin de la course. Cammie aux mille visages va rester pour la lectrice que je suis une supposition, dirais-je, peut-être juste une hallucination vocale du héros, ou bien elle existe vraiment? La 4ème de couverture semble dire que oui, elle existe, c’est elle qui appelle un jour Will. Mais est-elle réelle? En tous cas, une chose est sûre et indéniable, Dan Chaon, par le biais de Will, pose les questions essentielles sur le monde, sur l’environnement, sur notre finitude avec celle de notre planète.

« Je ne sais pas trop ce qui tombe du ciel. peut-être des détritus emportés par le typhon en provenance du Nord-Ouest, au large de la côte, ou encore de la  cendre en provenance du mont Silverthrone au Canada.[…]. Ça va être le moment pour l’humanité de rendre des comptes, j’en suis sûr, et pourtant même chez ceux d’entre nous qui acceptent l’inéluctabilité de la mortalité massive chez l’homme, il reste un espoir prudent; On attend de voir comment l’Armageddon va se dérouler, guettant tout ce qui pourrait faire qu’il tourne à notre avantage. Même dans le pire des cas, il y a des chances qu’au moins certains des nôtres se battent suffisamment longtemps pour devenir des créatures capables de s’adapter à tout nouvel environnement. Je ne suis pas biologiste de l’évolution, mais j’ai foi en la ténacité de notre espèce.

Je baisse la tête et continue de conduire, penché sur le volant pour voir le mieux possible à travers la traînée de vase translucide laissée par les essuie-glaces. Je ne dois pas dépasser les quinze kilomètres à l’heure, mais je suis bien déterminé à arriver à destination. »

Voilà la force de ce roman que je trouve inclassable. J’aime cette dérive dystopique dans le van de Will à travers les USA, avec malgré tout un attachement à ce personnage plein d’ambigüités, parfois touchant, parfois repoussant. Le talent à mettre le lecteur, la lectrice en position délicate par ces ambigüités, la complexité à tenter de cerner Will et son univers. Je ne juge pas utile d’en dire plus, mais il y a là de belles pistes de réflexions sur notre monde, et sans aucun doute de la philosophie. Il est question de famille, de solitude, d’abandon . Bien évidemment que je ne dis qu’une infime partie de ce qui remplit ce roman très unique où on croise aussi Ward, Patches, Experanza, Tim Ribbons et d’autres. Ce livre est un voyage dans plusieurs dimensions, j’ai adoré cette lecture, y compris pour ses difficultés (d’ailleurs je crois que je vais le lire sans contrainte de temps une seconde fois ). Excellente lecture, tout un monde à explorer par cet auteur inclassable. Les mots de la fin:

« Les gens sont fous, voilà ce que je veux dire. Du moins, la plupart d’entre eux. Il est tellement plus facile de tuer que de connaître le tourment de l’empathie, et jusqu’au bout nous ne pourrons pas nous empêcher de nous diviser en tribus, même quand nous ne serons plus qu’une poignée. Même le jour du Jugement dernier, nous calculerons nos profits et nos pertes et penserons gaiement à ce que nous accumulerons le lendemain.

Las, comme on disait autrefois. Comme le monde serait heureux si nous tous, l’humanité entière, pouvions nous réveiller complètement amnésiques sur une île déserte. »

Coup de cœur !

Une chanson

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