« Cinq filles perdues à tout jamais » – Kim Fu, éditions Héliotrope, traduit par Annie Goulet ( anglais )

 

Cinq filles perdues à tout jamais par Fu« Le camp

Les filles, debout sur le quai, chantaient l’hymne du camp de vacances, « Au camp Forevermore ». Certaines chantaient d’un ton las ou docile, mais la plupart avec allégresse et conviction, soulevant ensemble leurs poitrines, pétries du sentiment de participer à quelque chose de plus grand qu’elles-mêmes, leurs voix criardes et fausses s’unissant pour former un instrument majestueux: « Et je jure d’aimer mes sœurs/ à tout ja-mais. » C’était en 1994, mais l’écho de cet hymne résonnait déjà au-dessus du Pacifique depuis dix décennies. »

Un régal de lecture, ce livre conte des vies échappées au camp de vacances de Forevermore. Cinq jeunes filles sur un bateau avec Jan, leur monitrice. Cinq rescapées d’une aventure qui tourne mal. Siobhan a dix ans, Nita onze, Andee dix , Dina neuf et Isabel onze ont des origines différentes mais dans le Camp, ceci n’a pas d’importance, en principe. Voici dans cette histoire comment chacune va mener sa barque après ce naufrage. Ici pas de préjugés, pas de route tracée, pas de réel lien entre les filles, mais règne une sorte de jeu de hasard, tout au long du roman. Nita, pas la plus ordinaire des filles.

« NITA

C’était à la fin de son dernier séjour- écourté- au camp Forevermore. Nita était sur une des chaises en plastique raides du poste de police, ses parents sur des chaises semblables à ses côtés, et elle somnolait, les pieds sur les cuisses de son père. L’adrénaline des derniers jours l’avait affaiblie, ses paupières étaient lourdes de soulagement. Une voix de femme inconnue et celle de sa mère discutaient. Puis une autre voix, celle d’un homme qui n’était pas son père, commenta:

-Ne vous inquiétez pas. Elle va s’en remettre. Vous seriez surpris de tout ce que les enfants réussissent à oublier.

Nita sursauta. Par défi, elle s’efforça de tout enregistrer dans sa mémoire. Les chaises de plastique, les voix des inconnus. mais elle sentit le souvenir lui échapper aussitôt, se voilant de sommeil et de doute.

Nita avait une mémoire irréprochable pour les faits et les données. Presque sans le vouloir, elle avait mémorisé la page d’un manuel listant les deux cents premières décimales de pi, non pas comme une série de chiffres, mais comme une image simple, si bien qu’elle pouvait la réciter par cœur pour épater son père et ses collègues. Pourtant, et sa mère le soulignait régulièrement, Nita semblait avoir du mal avec les événements de sa propre vie, si courte fût-elle. »

Cinq filles donc nous emmènent dans leur aventure en kayak, cinq filles plutôt différentes qui vont réchapper de l’île où elles se sont échouées. Tout en finesse, l’autrice va nous emmener dans leur vie d’après, des vies qui comme sur le kayak les mèneront en errances diverses, dans des lieux divers et inattendus, des destinées inattendues. Rien ne va comme on pourrait l’imaginer, rien ici n’est simple, direct, clair, tout cache un arrière, une ombre, un truc mystérieux et inattendu. J’adore !

Les personnalités de chacune des filles vont apparaître dans chaque histoire. Laissées dans le camp par les familles, livrées à elles-mêmes sur une île, puis échappées sur la terre ferme d’Amérique, toutes affrontant l’existence et se construisant jour après jour. Je suis absolument admirative devant cette histoire; en lisant, on ne sait pas ce qui va se dérouler à la page suivante, et les filles rencontrées adolescentes grandissent, prenant des directions inattendues. C’est une sorte de jeu de construction des personnalités, quand elles se confrontent au monde, celui hors du camp. L’écriture est très belle et pertinente au sens qu’elle n’ajoute rien de plus que nécessaire.  Isabel, et Dina, qui pour la seconde fois de leur vie vivent avec d’autres, leur vision affûtée, leur regard très personnel sur les gens qui les entourent:

« Isabel venait tout juste d’emménager dans un appartement avec trois filles . Celles-ci formaient un trio inséparable depuis leur première année de résidence. Elles avaient eu un coup de cœur pour un appartement avec quatre chambres et entrée sur rue, et avaient recruté Isabel grâce à une annonce sur Craiglist.[…]

Les trois filles, Zoe, Lisa et Kelly, étaient toutes jolies individuellement, mais particulièrement jolies en groupe. Une blonde, une brune, une rousse. Un effet d’échantillon, comme dans un menu dégustation ou une boîte de chocolats. Elles étaient gentilles avec Isabel, et de bonnes colocataires, mais aucune ne faisait l’effort de percer le voile de son exclusion. « 

Dina:

« Elles s’excitaient pour un garçon alors Dina s’excitait aussi. Mais elle n’avait développé aucune attirance sexuelle, ni pour les hommes ni pour les femmes. Les corps masculins étaient tous semblables à ses yeux – leur uniformité de poupée, chacun une masse indistincte avec sa pauvre petite excroissance, amas de chair accidentelle. Certains plus grands, plus gros, plus maigres, oui, et pourtant tous les mêmes, le même prototype sous la surface. Les femmes, en revanche, étaient trop variées: tout un monde extraterrestre. Difficile d’imaginer qu’elles appartenaient à la même espèce. Aux yeux de Dina, la plupart semblaient mal faites, affligées de défauts de fabrication, destinées à être écartées de la chaîne de montage. « 

Comme enfants elles explorent l’inconnu en dérivant avec le canoë, ces jeunes filles vont explorer la vie, le monde aussi, en dérivant. C’est beau, c’est inattendu, c’est neuf. Et souvent assez déroutant.

Je n’en dis pas plus. Ce livre a quelque chose d’obsédant, de captivant, ces filles qui deviennent femmes fascinent, surprennent, émeuvent.

Je ressens un intense bonheur en lisant ce genre de texte, parce que je me dis que la littérature et l’écriture ne cessent de se mouvoir, de nous bousculer dans nos habitudes, c’est un peu magique, non? Les voir devenir femmes est passionnant

Ce livre-ci me restera longtemps avec Nita, Andee, Isabel, Siobhan et Dina. La fin:

« Siobhan passa ses  jours derrière le miroir sans tain de son laboratoire, observant des enfants interagir avec leurs parents, avec ses collègues, entre eux, avec les pièges et mondes miniatures qu’elle construisait pour eux. Ses hypothèses et expériences évoluèrent avec les années, mais elle ne réussit jamais à prouver ce qu’elle cherchait à prouver. L’étendue véritable de ce qu’elle les savait capables de faire. Elle plongeait son regard droit dans leurs yeux depuis un lieu où ils ne pouvaient pas le lui rendre.

Coup de cœur ! Et ici, quatre femmes et deux hommes

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