« La mort nomade » – Ian Manook – Albin Michel

la-mort-nomade_1156« Le petit combi russe bleu tout-terrain crapahutait, en équilibre instable, vers la ligne de crête. En dodelinant dangereusement, sa carcasse peinturlurée écrasait sous ses pneus ramollis des cailloux chauds qui fusaient en cognant sous le châssis. La pente et les soubresauts décidaient de sa trajectoire plus que les efforts du chauffeur, cramponné de ses mains d’ogre au fin volant de bakélite ivoire. »

Bienvenue dans le désert de Gobi, où l’irascible ex-commissaire Yeruldelgger tente une retraite spirituelle…Mais on dirait bien que ça va être compliqué et très vite compromis.

J’ai retrouvé avec joie ce personnage découvert pour la première fois dans « Yeruldelgger » en 2014. Je n’ai pas lu le second volume, mais un ami m’a prêté celui-ci où j’ai retrouvé tout ce qui m’avait plu dans le premier : le côté bande dessinée, ou film à la manière d’un Tarantino mongol, les références culturelles tous azimuths ( cinéma, musique, littérature…)…tout y est. Sous une plume échevelée, effrénée et rageuse, Ian Manook lance un cri d’amour pour cette Mongolie en voie de perdition sous les griffes et les crocs des rapaces des multinationales en quête de profits et un cri de révolte contre le laisser-faire et la corruption des dirigeants.

L’histoire est complexe – comme l’est le méticuleux montage voué à démunir la Mongolie de ses ressources – aussi je ne m’attarderai pas à vous la résumer, ce n’est pas possible, mais en tous cas, le sujet est grave, traité avec colère et pessimisme. On rencontre sous les yourtes de belles figures de femmes, on découvre ici encore le difficile ajustement entre vie « traditionnelle » et vie « moderne » – un peu comme chez Olivier Truc et les Samis, quoique sur un autre ton – et Yeruldelgger incarne à lui tout seul cet homme transitoire ou en transit – je ne sais pas quel serait le meilleur terme. On croise encore une fliquette qui ne s’en laisse pas compter, qui hurle pour se faire entendre et respecter, et qui certes n’a pas froid aux yeux.

way-1355456_640Et puis un van qui transporte des amis artistes, qui posent leurs chevalets ou carnets de croquis dans les dunes ou face aux montagnes et croquent ces espaces dont ils pensent qu’un jour ils ne seront visibles que sur les toiles et les vélins…Intéressant dialogue entre Ganbold, gamin mongol et Yeruldelgger, l’ami des peintres :

 

 « -C’est quoi ces trucs ?

-Pas de l’encre de Chine, réfléchit Yeruldelgger à voix basse. Du fusain peut-être, ou alors du graphite.

-Non, je veux dire: ça représente quoi ?

-A toi d’imaginer. Un envol de grues demoiselles. Une ligne de crête. Le geste gracile et fragile d’une jeune danseuse de Biyelgee…

-Non mais le type, il a voulu dessiner quoi ? insista le gamin.

-Ce n’est pas ce qui importe, expliqua Yeruldelgger. Ce qui compte, c’est ce que tu ressens quand tu le regardes. Tu ressens quelque chose ?

-Oui, c’est beau, c’est vrai, mais moi j’aimerais bien savoir ce que c’est, ce que ça représente. Ces trois trucs noirs par exemple, qu’est-ce que c’est ?

Ganbold lui tendit le dessin qu’il avait cueilli au galop. Une longue ligne harmonieuse en biais et rythmée, comme un clapot dans le ciel, et qui se jouait des déliés aériens d’un trait souple et léger. Et dessous trois rectangles noirs et denses, compacts, resserrés les uns derrière les autres dans un alignement géométrique et brutal.

-Pas la moindre idée, avoua Yeruldelgger, mais le contraste est fort.

Comme les deux femmes les avaient rejoints, Yeruldelgger leur montra les dessins qu’elles observèrent et s’échangèrent. L’harmonie émouvante qu’elles y trouvèrent en silence exaspéra Ganbold.

-Bon, on va le voir, ce charnier ? »

landscape-617066_1280Une galerie de personnages allant de la goule qui saigne à blanc et chevauche tout ce qui vit sur son passage, aidée d’une armée fourbie par des multinationales sans états d’âme, en allant jusqu’aux femmes cavalières, archères de la steppe, les pelleteuses contre les flèches, devinez qui finira par gagner? Notre écrivain est furibard, on le sent, on le sait, et il nous promène de la Mongolie à Manhattan en passant par Montréal, l’Australie, et le désert de Gobi semble être le lieu international du moment. L’écriture est belle, nerveuse,comique, poétique, imagée. Les mots et le niveau de langage s’ajustent aux lieux, aux temps, aux hommes qui les utilisent . Scène de meurtre :

« Devant eux, l’homme nu était allongé sur le dos, comme enroulé sur un rocher. Son dos cambré au-delà du probable épousait très exactement la forme de la pierre presque ronde. Jusqu’à sa nuque. Jusqu’à ses bras désarticulés aux épaules et tendus au-delà de sa tête renversée. Lestés par une lourde pierre au bout d’une corde nouée à ses poignets. D’un côté ses pieds étaient attachés à la base du gros rocher et de l’autre cette pierre immobile pendait dans le vide et l’étirait, cintré, sur le rocher lisse. « 

De très belles pages sur la mort, notre façon de la traiter et celle des Mongols ( p.64, p.131 ), mais aussi des scènes très crues, au langage ordurier dans des bouches d’ordures,mais aussi dans celle de notre Yeruldelgger, sanguin et comme une bombe à retardement, malgré les efforts qu’il fait pour rester en phase avec sa retraite spirituelle ! 

Yeruldelgger a perdu ici la femme de sa vie, la belle Solongo, sa raison de vivre, son sang et son souffle, il dialogue avec son nerguii ( chaman masculin ):

« -Le chagrin n’est qu’une vague qui te submerge puis s’en va, dit le Nerguii à ses côtés.

Mais Yeruldelgger n’y croyait plus. Toute cette sagesse inutile. Toutes ces futilités incapables de résister à la force brutale du mal. Tout cet amour pour rien, que rien ne protège de rien. Le Nerguii à ses côtés n’était plus qu’une image. comme le courage n’était qu’une vanité. Le pardon qu’un abandon. Le souvenir qu’une trahison.[…]Puis il garda le silence jusqu’à ce que le spectre du Nerguii disparaisse. Ne resta alors que la tiédeur d’une steppe d’émeraude au pied de la colline. La fraîcheur blanche d’une rivière scintillante emmêlant ses rubans autour de lourdes touffes de roseaux argentés. Un horizon dentelé à l’est de crêtes bleues et crantelées, et lissé à l’ouest de la houle irisée d’une prairie échevelée. Quelques chevaux à la crinière blonde, avec le monde entier pour pâture. Et au nord, un ciel qui se chargeait des rouleaux mauves d’un orage électrique. »

ferns-745185_640Ce livre est sous tension, avec quelques courtes pauses, un peu de répit histoire de repartir dans la course, jusqu’au final troublant dans les dunes qui chantent. Vous avez compris que j’ai aimé, beaucoup, ce périple aux côtés des mongols, ce côté un peu déjanté de la trame, la hargne, la fougue de la plume de Ian Manook, souvent excessif, voire outrancier, tout est « too much » et j’adore ! Le genre de lecture qui me défoule, me fait du bien ( on y rit beaucoup aussi ) , bref, j’ai passé un excellent moment .

12 réflexions au sujet de « « La mort nomade » – Ian Manook – Albin Michel »

    • ah ! Ben non ! je n’ai pas regardé ce qui en a été dit, et ton post, je l’ai lu après avoir écrit. Avant, juste le début, et j’avais vu que tu avais aimé.
      IL dit des choses intéressantes, et j’adore le côté outré, ça marche dans ce genre d’histoire

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  1. Des cadeaux de Noël sont déjà arrivés chez moi. Forcément, j’ai tâté, soupesé, reniflé, subodoré … Indéniablement il y a (au moins) 1 livre dedans … Et j’aimerais bien que celui-ci y soit !!!

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  2. Bonsoir Simone, j’avais lu le premier tome « Yeruldelgger » (très bien), j’ai « Les temps sauvages » dans ma PAL. Pour celui-ci, j’attends. J’accumule mes retards. Bonne soirée et très bonne année 2017.

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