Un vrai bonheur, un beau livre, une écriture qui si elle demande quelques pages pour s’ouvrir au lecteur, devient vite fascinante, un peu hypnotique même.
Claude LaPointe, flic à la limite de tout – la loi, les règles, la société, sa vie…- est un de ces personnages au caractère ambigu à souhait, et qui devient très vite très attachant par son humanité bourrue, la tristesse profonde qu’on sent percer sous la carapace. Un peu cliché, direz-vous? Que non, pas sous la plume de Trevanian qui sait manier tout ça avec finesse et intelligence, qui en fait un être complexe et surprenant.
Un meurtre au couteau est commis dans une ruelle mal famée sur La Main , autre nom du Boulevard St Laurent à Montréal, années 70. Le lieutenant LaPointe, connu de tous, est de ces flics de quartier toujours sur le terrain, un homme de la rue, qui la connait, la vit, la renifle, avec une intuition hors norme et un sens de la justice qu’il s’est élaboré au fil du temps, à sa façon qui ne convient pas trop à la hiérarchie, mais le rend fascinant aux yeux des « Joan » ( chez nous on dirait « les bleus » ). Chargé de montrer le travail à un de ces Joan, Guttmann, l’enquête va avancer vers une fin pour le moins inattendue, au gré des rencontres avec les « robineux » ( clochards ), les prostituées, les escrocs à la petite semaine, les nouveaux immigrants et tout le petit peuple de la Main. Le flic contribue depuis des années à l’équilibre parfois précaire qui règne. L’auteur, habile tant dans les dialogues que dans les descriptions, capte tout ce monde en fin observateur.
« Elle dit avoir quinze ou seize ans, mais son visage est sans âge.C’est l’ovale impassible d’une enfant terriblement attardée et son expression immuable est celle d’un paisible vacuum sur lequel apparaît, de temps en temps, une vaguelette de doute et d’incompréhension. »
J’ai adoré dans ce livre cet univers populaire, les bistrots grecs, italiens ou chinois, les serveuses de bar vulgaires aux cuissardes de plastique rouge et décolletés de folie, mais bonnes filles, la relation qui se noue entre LaPointe et Guttmann, malgré leurs différences culturelles et sociales, et puis, ce grand et inconsolable chagrin qui emplit LaPointe tout entier, jusqu’à lui attaquer le cœur.
Certains passages, quand l’homme se prend à faire défiler ses souvenirs, les soirs de grande fatigue, relisant éternellement Zola ( son préféré est « L’assommoir » ), sont réellement très beaux, pleins de mélancolie et de douceur.
« L’odeur de moisi dans la salle à manger…et le lourd et entêtant parfum des fleurs. Et Grand-papa. Grand-papa… Chaque fois qu’une image ou un bruit de la Main réveille sa mémoire et le ramène à l’époque de son grand-père, il hésite avant de plonger dans ces souvenirs douloureux. De toute sa famille, c’est Grand-papa qu’il aimait le plus…celui qui lui était le plus nécessaire. Mais il n’avait pas pu lui donner le baiser d’adieu. Il n’avait même pas pu pleurer. »
Trevanian a su créer une atmosphère très intemporelle. Si certains indices comme les vêtements ou les voitures datent l’histoire, on se sent le plus souvent dans un espace hors du temps, circonscrit dans ce quartier pauvre, misérable même, mais où existe une communauté et une forme de solidarité; scènes de jeu de cartes, discussions de bar, tournée matinale à l’heure où s’ouvrent les rideaux de fer…J’ai aimé tout cela, malgré le temps poisseux, humide, froid, morne, aux rares rayons de lumière. Une chape qui pèse sur la ville comme pèse le chagrin sur LaPointe.
Encore une fois, un roman qualifié de policier m’apparaît aussi intéressant pour son écriture, son ambiance, les réflexions qu’il induit, que pour l’enquête elle-même, qui sert ici de fil conducteur pour présenter des figures humaines singulières, éléments d’une communauté tout aussi singulière et riche.
Trevanian est un écrivain mystérieux, dont on suppose qu’il est mort en 2005 et je vous invite à lire cette note de l’éditeur ( Gallmeister, toujours au top de mes préférés ) qui le présente. Je salue aussi la grande qualité de la traduction de Robert Bré, qui a su restituer parfaitement cette atmosphère très particulière.
Un vrai coup de coeur, parce qu’enfin un roman digne de ce nom, histoire très sensible servie par une écriture magnifique, une réussite et enfin un grand plaisir de lecture.
Merci pour la « note Gallmeisterienne »!!
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Pas de quoi, il n’y a pratiquement que cet éditeur qui me donne de quoi lire avec bonheur, depuis quelques temps
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En un mot…. Gallmeister. Si par bonheur j’ai la chance de le croiser un jour, je crois que je pourrais lui faire un gros câlin ! (malgré l’aspect peu professionnel de la chose en ce qui me concerne haha) Je n’ai pas encore lu de Trevanian, mais patience, patience, son heure viendra !
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ben moi pareil et sans réserve ! Je crois que ce roman de Trevanian est assez différent des autres, qui si j’ai bien compris sont genre espionnage. Mais j’ai adoré l’ambiance et la très belle écriture; c’est assez particulier, ça, j’aime, les auteurs dont le style se distingue des autres.Et puis c’est tellement personnel, tout ça…
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Y’a certaines choses, comme ça, qui remontent loin… et sont très personnelles. Ce qui n’empêche pas qu’on peut partager !!
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bien sûr, tu as raison. Mais ce qui nous touche ne touche pas forcément un autre. J’en reviens à l’idée d’écrire un petit traité sur la mythologie du lecteur…Mais je ne sais pas par quel bout commencer. Je pense qu’il faut que je prenne des notes !
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A reblogué ceci sur La livrophageet a ajouté:
Avec ce livre qui fut un coup de cœur, sur le Boulevard St Laurent qui traverse le quartier chinois et rejoint le port de la ville.
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